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 Alfredo M. Bonanno.

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salagos

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PostSubject: Alfredo M. Bonanno.   Alfredo M. Bonanno. I_icon_minitimeTue 06 Oct 2009, 4:32 pm

Au-delà du travaillisme / au-delà de Syndicalisme

La fin du syndicalisme correspond à la fin du travaillisme. Pour nous c’est aussi la fin de l’illusion quantitative du parti et de l’organisation synthésiste.
La révolte de demain doit trouver de nouvelles routes.

Le syndicalisme est en déclin. Avec cette forme structurelle de lutte une ère disparaît, le modèle d’un monde futur vu aux termes d’une reproduction améliorée et corrigée du vieux. Nous allons vers des transformations nouvelles et profondes. Dans la structure productive, dans la structure sociale. Les méthodes de lutte, les perspectives, les projets (même à court terme) se transforment aussi.

Dans une société industrielle qui s’étend, le syndicat se métamorphose : d’un instrument de lutte, il devient un instrument de soutien de la structure productive elle-même.

Le syndicalisme révolutionnaire a aussi joué son rôle : poussant les ouvriers les plus combatifs en avant mais, en même temps, les poussant en arrière en terme de capacité à se figurer la société future ou les besoins créateurs de la révolution. Tout est resté parcellisé à la dimension de l’usine. Le travaillisme n’est pas juste le fait du communisme autoritaire : isoler des secteurs privilégiés de la lutte des classes est encore aujourd’hui l’une des habitudes les plus enracinées, une habitude qu’il est difficile de perdre.

La fin du syndicalisme donc. Nous disons cela depuis quinze ans maintenant. Cette critique nous a valu de nombreuses réactions négatives et produit de la stupéfaction, particulièrement quand nous avons inclus l’anarchosyndicalisme dans notre critique. Nous sommes plus facilement acceptés aujourd’hui. Grossièrement, qui ne critique pas les syndicats aujourd’hui ? Personne, ou presque personne.

Mais la connexion est vite oubliée. Notre critique du syndicalisme était aussi la critique de la méthode « quantitative » qui a toutes les caractéristiques du parti embryonnaire. C’était aussi une critique des organisations spécifiques de synthèse. C’était aussi une critique de la respectabilité de classe empruntée à la bourgeoisie et filtrée à travers les clichés de la prétendue morale prolétarienne. Tout cela ne peut être ignoré.

Si aujourd’hui beaucoup de camarades sont d’accord avec nous dans notre critique -maintenant traditionnelle- du syndicalisme, ceux qui partagent la vue de toutes les conséquences auxquelles il donne forme ne sont pas nombreux.

Nous pouvons seulement intervenir dans le monde de la production en utilisant des moyens qui ne se placent pas dans la perspective quantitative. Ils ne peuvent donc pas prétendre avoir des organisations anarchistes spécifiques derrière eux travaillant sur l’hypothèse d’une synthèse révolutionnaire[...]

L’usine est sur le point de disparaître, de nouvelles organisations productives prennent sa place, principalement basées sur l’automatisation. Les ouvriers d’hier deviendront partiellement intégrés dans une position de soutien ou simplement dans une situation de sécurité sociale à court terme, et de survie à long-terme. Les nouvelles formes de travail apparaîtront à l’horizon. Déjà le front des ouvriers classiques n’existe plus. De même, le syndicat n’existe plus dans les formes que nous connaissions jusqu’à présent. Tout cela pour devenir une entreprise, comme n’importe quelle autre.

Un réseau de relations de plus en plus différentes, toutes sous la bannière de la participation, du pluralisme, de la démocratie, etc, s’étendra sur la société, tenant en bride presque toutes les forces de subversion. Les aspects extrêmes du projet révolutionnaire seront systématiquement criminalisés.

Mais la lutte prendra de nouvelles routes, elle filtrera vers mil nouveaux canaux souterrains émergeant dans une centaine de millier d’explosions de rage et de destruction, avec un symbolisme nouveau et incompréhensible.

En tant qu’anarchistes nous devons être prudents car nous sommes les colporteurs d’une souvent lourde hypothèque du passé. Faire attention à ne pas rester distancés d’un phénomène que nous finissons par ne pas comprendre et dont la violence pourrait même un jour nous effrayer. Nous devons être prudents en développant notre analyse complètement.

Alfredo M. Bonanno.
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salagos

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PostSubject: La Joie Armée (1)   Alfredo M. Bonanno. I_icon_minitimeTue 06 Oct 2009, 4:34 pm

Par Alfredo M. Bonanno (1977)


La Joie armée a été écrite en 1977, au moment où des luttes révolutionnaires se déroulaient en Italie, il faut avoir à l’esprit la situation de l’époque pour le lire aujourd’hui.
Le mouvement révolutionnaire, y compris les anarchistes, étaient dans une phase d’extension et tout semblait possible, même une généralisation de l’affrontement armé.

Dépêche-toi de jouer.
Dépêche-toi de t’armer.


Le texte ci-dessous est une traduction de l’introduction faite par Bonanno pour l’édition anglaise (Elephant Editions, 1998).

Ce livre a été écrit en 1977 au moment où des luttes révolutionnaires se déroulaient en Italie, il faut avoir à l’esprit la situation de l’époque pour le lire aujourd’hui.

Le mouvement révolutionnaire, y compris les anarchistes, étaient dans une phase d’extension et tout semblait possible même une généralisation de l’affrontement armé.

Mais il était nécessaire de se prémunir de la spécialisation et de la militarisation qu’une minorité de militants voulaient imposer aux dizaines de milliers de camarades qui combattaient avec tous les moyens possibles la répression et la tentative de réorganisation - plutôt inefficace il est vrai - du capital par l’état. C’est ce qui se passait en Italie mais quelque chose de similaire avait lieu en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne et ailleurs.

Il semblait essentiel d’empêcher que les nombreuses actions menées chaque jour par les camarades contre les hommes et les structures du pouvoir soient intégrées à la logique planificatrice d’un parti armé comme les Brigades Rouges en Italie.

C’est l’esprit de ce livre. Montrer comment une pratique de libération et de destruction peut surgir d’une logique joyeuse de lutte, et non pas d’une rigidité morbide et schématique dans les règles pré-établies des groupes dirigeants. Certains de ces problèmes n’existent plus aujourd’hui. Ils ont été résolus par les dures leçons de l’histoire. L’effondrement du socialisme réel a soudain ramené à leurs dimensions les ambitions directrices des marxistes de toutes tendances - fort heureusement. D’un autre côté, cela n’a pas supprimé mais plutôt enflammé le désir de liberté et de communisme anarchiste qui se répand partout et spécialement chez les jeunes, et souvent sans avoir recours aux symboles traditionnels de l’anarchisme, ses slogans et ses théories, taxés, dans un refus compréhensible (mais qu’on ne peut partager) de s’être imprégné d’idéologie.

Ce livre est encore d’actualité mais d’une autre façon. Non pas comme la critique d’une structure monopolisante qui n’existe plus, mais parce qu’il peut montrer les capacités potentielles des individus suivant leur chemin avec joie vers la destruction de tout ce qui les oppresse et les régule.

Avant de finir, je dois mentionner qu’on a ordonné la destruction de ce livre en Italie. La Cour Suprême avait ordonné qu’il soit brûlé. Toutes les librairies qui avaient un exemplaire reçurent une circulaire du ministère de l’Intérieur exigeant son incinération. Plus d’un libraire refusa de brûler ce livre, considérant qu’une telle pratique renvoyait aux nazis ou à l’Inquisition. Mais, légalement, ce livre était interdit à la consultation.

Pour la même raison, il ne put être diffusé légalement en Italie et plusieurs camarades virent leurs exemplaires confisqués au cours de descentes menées dans ce but.

J’ai été condamné à 18 mois de prison pour l’écriture de ce livre.

Alfredo M. Bonanno, Catania, le 14 juillet 1993

La gioia armata

(A Paris, en 1848, la révolution).
C’était une fête sans commencement et sans fin.
Bakounine

I.

Mais pourquoi donc ces satanés garçons ont-ils tiré dans les jambes de Montanelli [1] ? N’aurait-il pas été mieux de lui tirer dans la tête ? Bien sûr que cela aurait été mieux. Mais cela aurait aussi été plus grave. Plus vindicatif et plus sombre. Estropier une bête comme celle-là peut aussi avoir un côté plus profond et significatif, au-delà de la vengeance, de la punition pour sa responsabilité en tant que fasciste et valet des patrons. L’estropier signifie l’obliger à boiter, l’obliger à se souvenir. Par contre, ça aurait été un divertissement plus agréable de lui tirer dans la bouche, avec la cervelle qui lui sort par les yeux. Le compagnon qui, tous les matins, se lève pour aller travailler, marche dans le brouillard, pénètre dans l’atmosphère irrespirable de l’usine ou du bureau, pour y retrouver toujours les mêmes visages : ceux du chef d’atelier, du chronométreur, du mouchard de l’équipe, du stakhanoviste-avec-sept-enfants-à-charge ; ce compagnon sent la nécessité de la révolution, de la lutte et de l’affrontement physique, même mortel. Mais il sent aussi que tout ceci doit lui apporter un peu de joie, tout de suite, maintenant. Cette joie, il la cultive dans ses rêveries tout en marchant tête basse dans le brouillard, tandis qu’il passe d’innombrables heures dans les trains ou les trams, tandis qu’il étouffe sous le poids des activités inutiles du bureau ou devant les inutiles boulons qui servent à tenir ensemble les inutiles mécanismes du capital. La joie rétribuée, celle que le patron lui paie toutes les semaines (week-end) ou toutes les années (congés), c’est comme faire l’amour en payant. Oui, l’aspect extérieur est le même, mais il y a quelque chose qui manque. Des centaines de discours s’entassent dans les livres, les opuscules, les journaux révolutionnaires. Il faut faire ceci, il faut faire cela, voir les choses ainsi, les voir comme le dit tel type ou tel gars, parce que ce type et ce gars sont les vrais interprètes des types et des gars du passé, ceux qui ont des lettres majuscules, ceux qui remplissent les volumes asphyxiants des classiques. Ceux-là aussi, il faut les avoir à portée de mains. Cela fait partie de la liturgie. De ne pas les avoir est mauvais signe et éveille le soupçon. C’est sûr que de les avoir sous la main peut être utile, comme ils sont pesants (c’est-à-dire lourds), ils peuvent être jetés à la tête de quelques casse-couilles : utilisation bien connue mais toujours agréable de la validité révolutionnaire des thèses du passé (et du présent). Jamais aucun discours sur la joie dans ces volumes. L’austérité du cloître n’a rien à envier à l’atmosphère que l’on respire dans ces pages. Les auteurs, moines de la révolution-de-la-vengeance-et-du-châtiment, passent leur temps à comptabiliser les coups et les peines. Ces prêtres en jeans ont également fait vœu de chasteté, à ce qu’ils prétendent et entendent imposer. Ils veulent être rétribués pour leurs sacrifices. D’abord, ils ont abandonné l’ambiance feutrée de leur classe d’origine, puis, ils ont mis leurs capacités au service des démunis, puis, ils se sont habitués à parler un langage impropre et à supporter des nappes sales et des lits défaits. Du moins, à les entendre. Ils rêvent de révolution ordonnée, de principes en bon ordre, d’anarchie sans turbulence. Quand la réalité prend un pli différent, ils crient immédiatement à la provocation et hurlent jusqu’à être entendus par la police. Les révolutionnaires sont des gens pieux. Pas la révolution.

Moi, j’appelle un chat un chat.
Boileau

II.

Nous sommes tous pris dans la problématique révolutionnaire du comment et quoi produire, mais personne ne parle jamais du “produire” en tant que problématique révolutionnaire. Si la production est la base de l’exploitation mise en place par le ca-pital, changer le mode de production signifie changer le mode d’exploitation, cela ne signifie pas éliminer l’exploitation. Un chat, même teint en rouge, est toujours un chat. Le “producteur” est sacré. On n’y touche pas. Plutôt les sancti-fier, lui et son sacrifice, au nom de la révolution, et le tour est joué. “Mais que mangerons-nous ?”, se demandent les plus inquiets. “Du pain sec et de l’eau”, répondent, de façon simpliste, les réalistes, un œil sur la marmite et l’autre sur le fusil. “Des idées”, répondent les idéalistes brouillons, un œil sur le livre des rêves et l’autre sur le genre humain. Qui touche à la productivité meurt. Le capitalisme et ceux qui le combattent s’assoient ensemble sur le cadavre du “producteur”, pour que le monde de la production continue. La critique de l’économie politique est une rationalisation du mode de production à moindre coût (pour ceux qui jouissent des bénéfices). Les autres, ceux qui subissent l’exploitation, doivent veiller à ce que rien ne manque. En cas contraire, comment vivrait-on ? Quand il sort au grand jour, le fils des ténèbres ne voit rien, tout comme quand il tâtonnait dans l’obscurité. La joie l’aveugle. Elle le tue. Alors, il l’appelle hallucination et il la condamne. Les bourgeois, bedonnants et faisandés, jouissent dans leur opulent farniente. Ainsi, jouir est un péché. Cela signifie partager les tentations de la bourgeoisie, trahir les aspirations du prolétariat. Ce n’est pas vrai. Les bourgeois se donnent le plus grand mal pour maintenir en vie le processus d’exploitation. Eux aussi sont stressés et ne trouvent aucun moment pour la joie. Leurs croisières sont autant d’occasions pour faire de nouveaux projets d’investissement. Leurs maîtresses sont autant d’informatrices au service de leurs concurrents. Le dieu de la productivité tue même ses humbles serviteurs. Décapitons-le, il en sortira un déluge d’immondices. Le miséreux affamé, qui regarde le riche, entouré de ses domestiques, couve des sentiments de vengeance. La destruction de l’ennemi avant tout. Mais que l’on sauve le butin. La richesse ne doit pas être détruite, mais utilisée. Qu’importe ce qu’elle constitue, de quel habit elle se pare, et quelles perspectives elle offre. Ce qui compte, c’est de l’arracher à son actuel détenteur pour en disposer librement, tous.

Tous ? Certainement, tous.

Et comment se fera la transition ? Par la violence révolutionnaire.

Belle réponse. Mais, concrètement, que ferons-nous, après avoir coupé tant de têtes qu’on en aura la nausée ? Que ferons-nous quand il n’y aura même plus un propriétaire à chercher à la lanterne ?

Alors, ce sera le règne de la révolution. à chacun selon ses besoins, à chacun selon ses possibilités.

Compagnon attentif, là, il y a une odeur de comptabilité. On parle de consommation et de production. On reste à l’intérieur de la dimension de la productivité. Dans l’arithmétique, on se sent en sécurité. Deux plus deux font quatre. Personne ne pourra jamais démentir cette “vérité”. Les nombres gouvernent le monde. S’ils l’ont toujours fait, pourquoi ne devraient-ils pas le faire à jamais ? Nous avons tous besoin de choses solides, de fondations sur lesquelles construire un mur contre les tentations inquiétantes qui nous prennent à la gorge. Nous avons tous besoin d’objectivité. Le patron jure sur son portefeuille, le paysan sur sa bêche, le révolutionnaire sur son fusil. Ouvrez une brèche critique et tout l’échafaudage s’effondre. Le quotidien extérieur, dans sa pesanteur objective, nous conditionne et nous reproduit. Nous sommes les fils de la banalité quotidienne. Même quand nous parlons de “choses importantes”, comme la révolution, nous avons toujours les yeux rivés au calendrier. Le patron a peur de la révolution parce que ça lui ôterait son portefeuille, le paysan fera la révolution pour obtenir de la terre, le révolutionnaire pour vérifier sa théorie. Une fois le problème posé en ces termes, entre portefeuille, terre et théorie révolutionnaire, il n’y a aucune différence. Tous ces objets sont purement imaginaires, ils sont le miroir des illusions humaines.

Seule la lutte est réelle.

Elle fait la différence entre patrons et paysans et établit l’alliance entre paysans et révolutionnaires. Les formes d’organisation de la production sont les vecteurs idéologiques qui masquent la grande illusion de l’identité du singulier. Cette identité est projetée dans l’imaginaire économique de la valeur. Un code en établit l’interprétation. Certains éléments de ce code sont aux mains des patrons. Nous nous en sommes aperçus avec la consumérisme. Même la technologie de la guerre psychologique et de la répression totale sont des éléments d’interprétation de l’être humain à condition qu’il soit “producteur”. D’autres éléments du code sont disponibles pour une utilisation réformatrice. Non pas révolutionnaire, mais simplement réformatrice. Pensons, par exemple, au consumérisme social qui se substituera au consumérisme d’apparat de ces dernières années. Mais il en existe encore d’autres. Plus raffinés. Le contrôle autogestionnaire de la production est un autre élément du code d’exploitation. Et ainsi de suite. Si jamais il vient à l’idée de n’importe qui d’organiser ma vie, alors ce quelqu’un ne pourra jamais être mon compagnon. S’il justifie sa façon de faire avec l’excuse qu’il faut bien que quelqu’un “produise”, sinon nous perdrions tous notre identité d’humains et serions submergés par la “nature sauvage et inculte”, nous répondrons que le rapport nature-humanité est une illusion de la bourgeoisie marxiste éclairée. Pourquoi a-t-on voulu transformer une épée en fourche ? Pourquoi doit-on toujours s’inquiéter de se distinguer de la nature ?

S’ils n’obtiennent pas ce qui est nécessaire,
les hommes s’épuisent pour ce qui est inutile.
Goethe

III.

L’humain a besoin de beaucoup de choses. Généralement, cette affirmation est interprétée dans le sens qu’il a des besoins et qu’il est obligé de les satisfaire. On a, de cette façon, la transformation de l’humain d’une unité bien précise historiquement en une dualité (moyen et fin en même temps). En fait, il se réalise par la satisfaction de ses besoins (c’est-à-dire par le travail) et est ainsi l’instrument de sa propre réalisation. Tout un chacun voit combien de mythologie se cache derrière ces affirmations. Si l’humain ne se distingue pas de la nature sans le travail, comment peut-il se réaliser lui-même par la satisfaction de ses besoins ? Pour ce faire, il devrait déjà être humain, donc, il devrait avoir assouvi ses besoins, donc, ne devrait pas avoir besoin de travailler. La marchandise constitue en elle-même la profonde utilité du symbole. Elle devient ainsi point de référence, unité de mesure, valeur d’échange. Le spectacle commence. Les rôles sont distribués. Ils se reproduisent. à l’infini. Sans modification digne d’être notée, les acteurs se lancent dans leur récitation. La satisfaction du besoin devient un effet réflexe, marginal. La chose la plus importante, c’est la transformation de l’humain en “chose”, et avec lui, tout le reste. La nature devient “chose”. à l’usage, elle se corrompt et corrompt les instincts vitaux des humains. Entre eux et la nature, s’ouvrent de larges espaces qu’il faut combler. C’est à ça que sert l’extension des échanges marchands. Le spectacle s’étend au point de se dévorer lui-même avec ses propres contradictions. La salle et la scène entrent en une seule et même dimension et se redéploient à un niveau supérieur, plus vaste, de reproduction du spectacle même, et ainsi à l’infini. Qui fuit le code mercantile ne reçoit pas son objectivation et tombe “hors” le champ réel du spectacle. Et là, il est montré du doigt. Encerclé de fil barbelé. S’il n’accepte pas la proposition d’englobement, s’il refuse un nouveau niveau de codification, on le criminalise. Sa “folie” est évidente. On ne consent pas au refus de l’illusoire dans un monde qui a fondé sa réalité sur l’illusion et son réel sur le fictif. Le capital régit le spectacle sur la base de la loi de l’accumulation. Mais aucune chose ne peut être accumulée indéfiniment. Pas même le capital. Un processus quantitatif absolu est une illusion, une illusion quantitative. Ce que les patrons ont parfaitement compris. L’exploitation prend des formes et suit des modèles idéologiques variés justement pour garantir, de façon variée, d’un point de vue qualitatif, cette accumulation qui ne pouvait continuer à l’infini sous l’angle quantitatif. Que l’ensemble rentre dans le paradoxal et l’illusoire, cela importe peu au capital, parce que c’est lui qui tient les rênes et fixe les règles. S’il doit vendre l’illusion comme réalité, que ça lui fait du fric, autant continuer à la vendre et ne pas se poser trop de questions. Ce sont les exploités qui en font les frais. C’est donc leur tâche de s’apercevoir de l’illusion et de chercher à identifier la réalité. Pour le capital, les choses vont bien telles qu’elles sont, même si elles ont pour fondement le plus grand spectacle d’illusionnisme au monde. Les exploités ont presque la nostalgie de cette illusion. Ils se sont habitués aux chaînes et ont même de l’affection pour elles. Ils rêvent parfois de soulèvements fascinants et de bains de sang, mais ils se laissent éblouir par les mots des nouveaux leaders politiques. Le parti révolutionnaire élargit encore la perspective illusoire du capital à un point que ce dernier, tout seul, ne pourrait jamais atteindre.

Encore une fois, l’illusion quantitative fait des ravages.

Les exploités s’enrôlent, se comptent, se rassemblent. Des slogans féroces font tressauter le cœur dans la poitrine des bourgeois. Et plus le nombre de ceux qui se comptent est élevé, plus l’arrogance et les prétentions des leaders deviennent grandes. Ces derniers font des rêves de conquête. Le nouveau pouvoir se met en place sur la dépouille de l’ancien. L’âme de Bonaparte sourit, satisfaite. Bien sûr, de profondes transformations du code des illusions sont au programme. Mais tout doit obéir au signe de l’accumulation quantitative. Les forces militantes croissent, les prétentions de la révolution doivent croître. De même, doit croître le taux du profit social, qui vient se substituer au profit privé. Le capital entre ainsi dans une nouvelle phase illusoire et spectaculaire. Les vieux besoins ressurgissent sous de nouvelles étiquettes. Le dieu de la productivité continue à dominer sans rival. C’est beau de se compter. Ça nous fait croire que nous sommes forts. Les syndicats se comptent. Les partis se comptent. Les patrons se comptent. Comptons-nous nous aussi. Et tournez manèges. Et quand nous aurons fini de nous compter, nous chercherons à faire que les choses restent telles qu’elles étaient. Si la transformation est nécessaire, faisons-la sans gêner personne. Les rêves se laissent pénétrer facilement. On redécouvre la politique de façon périodique. Souvent, le capital trouve des solutions géniales. Alors, la paix sociale retombe sur nos têtes. Un silence de mort. L’illusion se généralise à un point tel que le spectacle absorbe presque toutes les forces disponibles. Tout se tait. Puis, on redécouvre les défauts et la monotonie de la mise en scène. Le rideau se lève sur des situations imprévues. La machine capitaliste accuse le coup. Alors, nous redécouvrons l’engagement révolutionnaire. C’est arrivé en 68. Tous avec les yeux exorbités. Tous féroces. Un nombre de brochures à vous faire mourir d’étouffement. Des montagnes de tracts, d’opuscules, de journaux, de livres. Toutes les vieilles nuances idéologiques mises en colonne comme autant de bons petits soldats. Même les anarchistes se redécouvraient eux-mêmes. Et ils le faisaient historiquement, selon les exigences du moment. Tous bornés. Bornés, même les anarchistes. Quand quelqu’un se réveillait du sommeil spectaculaire, regardant autour de lui, cherchant de l’espace et de l’air pour respirer, et voyant les anarchistes, il se disait à lui-même : “Enfin, voilà les gens avec qui je veux être”. Tout de suite après, il s’apercevait de l’erreur. Même de ce côté-là, les choses n’allaient pas comme elles auraient dû. Là aussi : étroitesse d’esprit et spectacle. Et ce quelqu’un fuyait. Il se repliait sur lui-même. Il se décourageait. Il acceptait le jeu du capital. Et, s’il ne l’acceptait pas, il était mis au ban, par tous, même les anarchistes. La machine de 68 a produit les meilleurs fonctionnaires du nouvel état techno-bureaucratique. Mais il a aussi produit des anticorps. Les mécanismes de l’illusion quantitative sont devenus visibles. D’un côté, ils se sont nourris d’une nouvelle sève, pour construire une nouvelle vision du spectacle marchand. De l’autre, ils ont subi des égratignures. L’inutilité de l’affrontement sur le plan de la productivité est devenue évidente. Emparez-vous des usines, des campagnes, des écoles, des quartiers et autogérez-les, disaient les vieux révolutionnaires anarchistes. Abattons le pouvoir sous toutes ses formes, ajoutaient-ils tout de suite après. Mais ils n’allaient pas plus loin, ils ne montraient pas la véritable étendue de la plaie. Ils préféraient la cacher malgré sa gravité, misant sur la spontanéité créatrice de la révolution. Ils voulaient seulement en attendre les résultats tout en ayant la main-mise sur les moyens de production. Quoi qu’il arrive, quelle que soit la forme créatrice que prendra la révolution, nous devons avoir les moyens de production en notre possession, affirmaient-ils. Sinon l’ennemi nous vaincra sur le plan de la production. Et pour ce faire, ils s’adaptaient à toutes formes de compromis. Pour ne pas trop s’éloigner des manettes de commande du spectacle, ils finissaient par construire une autre forme de spectacle, parfois tout aussi macabre. L’illusion spectaculaire a ses règles. Qui veut la gérer doit s’y soumettre. Il doit les connaître, les imposer et y prêter serment. La règle première est que la production conditionne tout. Celui qui ne produit pas n’est pas un être humain, la révolution n’est pas pour lui. Pourquoi devrions-nous tolérer les parasites ? Nous devrions peut-être travailler à leur place ? Nous devrions aussi assurer leur survie ? Et aussi : tous ces gens sans idée définie et avec la prétention de vouloir n’en faire qu’à leur tête, ne sont-ils pas des alliés “objectifs” de la contre-révolution ? Autant s’attaquer à eux dès maintenant. Que l’on sache qui sont nos alliés et avec qui nous voulons être. Si nous devons faire peur, faisons-le tous ensemble, encadrés et en bon ordre, et que personne ne mette les pieds sur la table ou ne se dégonfle. Organisons nos propres structures. Formons des militants qui connaissent parfaitement les techniques de la lutte dans les secteurs productifs. La révolution, seuls les “producteurs” la feront, et nous serons là pour les empêcher de faire des bêtises.

Non, tout cela est erroné. De quelle façon pourrions-nous les empêcher de faire des bêtises ? Sur le plan du spectacle illusoire de l’organisation, il y a de plus gros vantards que nous. Et ils ont du souffle à gaspiller. Lutte sur le lieu de travail. Lutte pour la défense du travail. Lutte pour la production. Quand romprons-nous ce cercle ? Quand finirons-nous de nous mordre la queue ?
(1858-1861). Tous ses écrits sont disponibles sur http://joseph.dejacque.free.fr/.


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Alfredo M. Bonanno. Empty
PostSubject: la Joie Armée (2)   Alfredo M. Bonanno. I_icon_minitimeTue 06 Oct 2009, 4:34 pm

L’homme difforme trouve toujours des miroirs qui le rendent beau.
Sade

IV.

Quelle folie que l’amour du travail !

Quelle grande habileté scénique que celle du capital qui a su faire aimer l’exploitation aux exploités, la corde aux pendus et la chaîne aux esclaves. Cette idéalisation du travail a tué, jusqu’à aujourd’hui, la révolution. Le mouvement des exploités a été corrompu par l’immixtion de la morale bourgeoise de la production, c’est-à-dire de quelque chose qui n’est pas seulement étranger au mouvement mais qui lui est aussi contraire. Ce n’est pas un hasard si les premiers à se corrompre ont été les syndicats, parce que ce sont eux les plus proches de la gestion du spectacle de la production. à l’éthique du travail, il faut opposer l’esthétique du non-travail. à la satisfaction des besoins spectaculaires, imposés par la société marchande, il faut opposer la satisfaction des besoins naturels réévalués à la lumière du besoin primaire et essentiel : le besoin de communisme. L’évaluation quantitative de la pression que les besoins exercent sur les humains, s’en trouve bouleversé. Le besoin de communisme transforme les autres besoins et leur pression sur l’homme. La misère des humains, objets d’exploitation, a été vue comme la base du rachat à venir. Le christianisme et les mouvements révolutionnaires s’entendent à travers l’histoire : il faut souffrir pour conquérir le paradis ou acquérir la conscience de classe qui mènera à la révolution. Sans l’éthique du travail, la notion marxiste de “prolétariat” n’aurait pas de sens. Mais l’éthique du travail est un produit du rationalisme bourgeois, qui a permis la conquête du pouvoir par la bourgeoisie. Le corporatisme ressurgit entre les mailles de l’internationalisme prolétaire. Chacun lutte à l’intérieur de son secteur. Au mieux, il établit des contacts (à travers les syndicats) avec des secteurs similaires dans d’autres pays. Face au bloc monolithique des multinationales, il y a le bloc monolithique des centrales syndicales internationales. Faisons la révolution, mais sauvons la machine, l’instrument de travail, l’objet mythique qui reproduit la vertu historique de la bourgeoisie, devenue maintenant patrimoine du prolétariat. L’héritier des destins révolutionnaires est le sujet voué à devenir consommateur et acteur principal du futur spectacle du capital. La classe révolutionnaire, idéalisée comme bénéficiaire de l’affrontement de classe, s’évanouit dans l’idéalisme de la production. Quand les exploités se font enfermer dans une classe, tous les éléments de l’illusion spectaculaire ont déjà été reconduits, ceux-là même de la classe bourgeoise. Pour échapper au projet globalisant du capital, les exploités n’ont que la route qui passe par le refus du travail, de la production, de l’économie politique. Mais le refus du travail ne doit pas être confondu avec le “manque de travail” dans une société basée sur le travail. Le marginal cherche du travail. Il n’en trouve pas. Il est ghettoïsé, criminalisé. Tout cela fait partie de la gestion globale du spectacle productif. Le capital a besoin des “producteurs” légaux ou pas. Seulement, l’équilibre est instable. Les contradictions explosent et déclenchent des crises de différents types, dans lesquelles se gère l’intervention révolutionnaire. Ainsi, le refus du travail, la destruction du travail, c’est l’affirmation du besoin du non-travail. C’est l’affirmation que l’homme peut s’autoproduire et s’auto-objectiver à travers le non-travail, à travers les sollicitations diverses et variées que le besoin de non-travail suscite. En considérant le concept de destruction du travail du point de vue de l’éthique du travail, on reste stupéfait. Mais quoi ? Tant de personnes cherchent du travail, sont au chômage, et on parle de “destruction du travail” ? Le fantôme luddite se dresse et épouvante les révolutionnaires-qui-se-sont-tapés-tous-les-classiques. Le schéma d’attaque frontale et quantitative contre les forces du capital doit rester le même. Les erreurs et les souffrances du passé ne comptent pas, les hontes et les trahisons non plus. Allez, en avant, mus par la foi en des jours meilleurs, en avant, toujours ! Pour épouvanter les prolétaires, et les pousser dans l’atmosphère stagnante des organisations de classes (partis, syndicats et autres mouvements), il suffit de voir dans quoi se noie aujourd’hui le concept de “temps libre”, de suspension du travail. Le spectacle des organisations bureaucratiques du temps libre a tout pour déprimer les imaginations les plus fertiles. Mais cette façon de faire n’est rien d’autre qu’une couverture idéologique, un des instruments de la guerre totale qui est la base du spectacle dans son ensemble. C’est le besoin de communisme qui transforme tout. à travers le besoin de communisme, le besoin du non-travail passe du moment négatif (opposition au travail), au moment positif : disponibilité complète de l’individu face à lui-même, possibilité totale de s’exprimer librement, rupture avec tous les schémas, même ceux considérés comme fondamentaux et intouchables, notamment celui de la production. Mais les révolutionnaires sont fidèles et ils ont peur de rompre avec tous les schémas, y compris celui de la révolution, si ce dernier - en tant que schéma - constitue un obstacle à la pleine réalisation de ce que le concept promet. Ils ont peur de se retrouver totalement désœuvrés. Avez-vous jamais connu un révolutionnaire sans projet révolutionnaire ? Un projet bien ficelé et clairement exposé aux masses ? Quelle serait cette race de révolutionnaire qui prétendrait détruire le schéma, l’enveloppe, le fondement de la révolution ? En attaquant les concepts de quantification, de classe, de projet, de schéma, de mission historique, et autres vieilleries du même ordre, on court le risque de ne plus rien avoir à faire, d’être obligé d’agir, dans la réalité, modestement, avec tous les autres, comme des millions d’autres, qui construisent la révolution jour après jour, sans attendre le signal d’un grand soir. Et pour cela, il faut du courage. Avec les schémas et les gad-gets quantitatifs, on reste dans le fictif, c’est-à-dire dans le projet illusoire de la révolution, amplification du spectacle du capital ; avec l’abolition de l’éthique productive, on entre directement dans la réalité révolutionnaire. Le fait même de parler de ces choses est difficile. Parce que ça n’aurait aucun sens d’en parler à travers les pages d’un traité. Celui qui chercherait à réduire ces problèmes en une analyse complète et définitive raterait le coche. La meilleure forme serait le discours sympathique et léger, capable de réaliser cette subtile magie des jeux de mots. Parler sérieusement de la joie est réellement une contradiction.

Les nuits d’été sont pénibles.
Dans les petites chambres, on dort mal :
c’est la Veille de la Guillotine.
Zo d’Axa [2]
V.

Même l’exploité trouve le temps pour jouer. Mais son jeu n’est pas joie. C’est une liturgie macabre. Une attente de la mort. Une suspension du travail utilisée pour évacuer la charge de violence accumulée au cours de la production. Dans le monde illusoire de la marchandise, le jeu aussi est illusoire. On se fait croire que l’on joue, alors qu’on ne fait rien d’autre que répéter de façon monotone les rôles assignés par le capital. En prenant conscience des mécanismes d’exploitation, la première chose à la-quelle on pense, c’est la vengeance, la dernière, la joie. La libération est vue comme recomposition d’un équilibre rompu par la méchanceté du capital, non comme avènement d’un monde du jeu qui se substituera au monde du travail. C’est la première étape de l’attaque contre les patrons. La phase de la conscience immédiate. Ce qui nous frappe, ce sont les chaînes, le fouet, les murs des prisons, les barrières sexuelles et raciales. Tout ça doit s’effondrer. Pour cela, nous nous armons et, pour cela, nous frappons l’adversaire, le responsable. Dans la nuit de la guillotine, les bases d’un nouveau spectacle sont jetées, le capital reconstitue ses forces : d’abord, les têtes des patrons tombent, puis celles des révolutionnaires. Il est impossible de faire la révolution seulement avec la guillotine. La vengeance est l’anti-chambre du leader. Qui veut se venger a besoin d’un chef. Un chef qui mène à la victoire et rétablisse la justice blessée. Et qui veut se venger a tendance à revendiquer la possession de quelque chose qui lui a été ôté. Jusqu’à l’abstraction suprême : l’extraction de la plus-value.

Le monde du futur doit être un monde où tout le monde travaille.

Bien ! Nous aurons ainsi imposé l’esclavage à tous, exception faite de ceux qui devront le faire perdurer, et qui, pour cette raison même, seront les nouveaux patrons.

Advienne que pourra mais les patrons doivent “payer” pour leurs fautes.

Bien ! Nous aurons ainsi reproduit l’éthique chrétienne du péché, de la condamnation, de l’expiation à l’intérieur de la révolution. Puisque les concepts de “dette” et de “payer” ont une filiation clairement mercantile.

Tout ça fait partie du spectacle. Quand ce n’est pas directement géré par le pouvoir, cela peut être récupéré facilement. Un renversement des rôles fait partie des techniques dramaturgiques. à un certain niveau de l’affrontement de classe, il peut être indispensable d’attaquer avec les armes de la vengeance et de la punition. Le mouvement peut n’en posséder aucune autre. C’est alors le moment de la guillotine. Mais les révolutionnaires doivent être conscients des limites de ces armes. Ils ne peuvent se bercer d’illusions et berner les autres. Dans le cadre paranoïaque d’une machine rationalisante - comme l’est le capital - même le concept de révolution vengeresse peut être absorbé dans la transformation continuelle du spectacle. Le mouvement apparent de la production se déroule sous les auspices des sciences économiques, mais il se fonde en réalité sur l’anthropologie illusoire de la séparation des tâches. Il n’y a pas de joie dans le travail. Pas même dans le travail autogéré. La révolution ne peut se limiter à une modification de l’organisation du travail, et seulement à cela. Il n’y a pas de joie dans le sacrifice, dans la mort, dans la vengeance. Comme il n’y a pas de joie dans le fait de se compter. L’arithmétique est la négation de la joie. Qui veut vivre ne produit pas de la mort. L’acceptation transitoire de la guillotine conduit à son institutionnalisation. Mais, dans le même temps, qui aime la vie n’embrasse pas son exploiteur. Sinon, il détesterait la vie et aimerait le sacrifice, l’autopunition, le travail, la mort. Dans le cimetière du travail, les siècles d’exploitation ont érigé une montagne de la vengeance. Assis sur cette montagne, il y a, impassibles, les chefs du mouvement révolutionnaire. Ils étudient le meilleur moyen de tirer profit de cette montagne. La charge de violence venge-resse doit servir les intérêts de la nouvelle caste dirigeante. Symboles et drapeaux. Mots d’ordre et analyses compliquées. L’appareil idéologique est disposé à faire le nécessaire. L’éthique du travail rend possible l’instrumentalisation. Qui aime le travail veut s’emparer des moyens de production, il ne veut pas que l’on aille de l’avant à l’aveuglette. Il sait, par expérience, que les patrons ont disposé d’une puissante organisation pour rendre possible l’exploitation. Il pense que seule une organisation toute aussi puissante et parfaite rendra possible la libération. Que l’on fasse tout ce qui est possible, mais que l’on sauve la croissance productive. Quelle immense arnaque. L’éthique du travail, c’est l’éthique chrétienne du sacrifice, l’éthique des patrons, sur laquelle les massacres de l’histoire se sont fondés et succédés de façon inquiétante et méthodique. Ces gens ne parviennent pas à penser que l’on peut ne pas produire de plus-value, que tout en ayant la possibilité de le faire, on peut s’y refuser. Que l’on peut affirmer, contre le travail, une volonté non productive, capable de lutter non seulement contre les structures économiques des patrons, mais aussi contre les structures idéologiques qui traversent toute la pensée occidentale. Il est indispensable de comprendre que l’éthique du travail constitue aussi le fondement du projet révolutionnaire quantitatif. Un discours contre le travail énoncé par les organisations révolutionnaires n’aurait aucun sens à l’intérieur de leur logique de croissance quantitative. L’esthétique de la joie, en se substituant à l’éthique du travail, n’est pas une entrave à la vie, comme le prétendent tant de compagnons inquiets. à la question : “Que mangerons-nous ?”, on peut répondre, en toute tranquillité : “Ce que nous produirons”. Seulement, la production ne sera plus la dimension à travers laquelle l’être humain s’autodétermine, en passant dans le domaine du jeu et de la joie. On pourra produire non plus comme quelque chose de séparé de la nature, qui une fois réalisé, retourne à celle-ci mais comme quelque chose qui est la nature même. C’est pourquoi l’arrêt de la production sera possible à tout moment quand on en aura assez. Seule la joie ne saurait être arrêtée. Une force inconnue des spectres civilisés qui peuplent notre époque. Une force qui multipliera par mille l’énergie créatrice de la révolution. La richesse sociale du monde communiste ne se mesure pas à l’aune de l’accumulation de la plus-value, quand bien même cette dernière serait gérée par une minorité qui se nommerait parti du prolétariat. Cette situation reproduit le pouvoir et nie le fondement même de l’anarchie. La richesse sociale communiste est liée au potentiel de vie qui se réalise après la révolution. à l’accumulation capitaliste, doit se substituer non pas une accumulation quantitative (même gérée par unparti) mais une accumulation qualitative. La révolution de la vie se substitue à la simple révolution économique. Le potentiel productif se substitue à la production cristallisée. Et la joie au spectacle. La négation du marché spectaculaire de l’illusion capitaliste imposera un autre type d’échange. De l’échange fictif quantitatif à l’échange réel qualitatif. La circulation ne sera plus basée sur les objets ni sur leur prétendue utilité, mais sur le sens que ces objets auront pour la vie. Et un sens “pour la vie” doit être un sens de vie et non un sens de mort. Ces objets seront alors limités au moment précis au cours duquel ils sont échangés et auront une signification toujours différente en fonction des situations qui détermineront l’échange. Un même objet pourra avoir des “valeurs” profondément différentes. Chacun de ces objets sera particulier. étranger à la production comme nous le connaissons dans le système du capital. L’échange même aura un sens s’il est perçu à travers le refus de la production illimitée. Il n’existe pas de travail libéré. Il n’existe pas de travail intégré (manuel-intellectuel). Ce qui existe, c’est la division du travail et la vente de la force de travail, c’est-à-dire le monde capitaliste de la production. La révolution sera toujours et seulement négation du travail, affirmation de la joie. Toute tentative d’imposer l’idée d’un travail qui ne serait “que” travail, sans exploitation, d’un travail “autogéré”, d’un travail dans lequel l’exploité se réapproprie la totalité du système productif, est une mystification. Le concept d’autogestion de la production reste valide seulement comme schéma de lutte contre le capital ; en fait, il ne peut être séparé du concept d’autogestion des luttes. En dehors de la lutte, l’autogestion n’est rien d’autre que l’autogestion de sa propre exploitation. Si la lutte est victorieuse, l’autogestion de la production devient superflue, parce qu’après la révolution, l’organisation de la production est superflue et contre-révolutionnaire.

Tant que tu n’attrapes que ce que tu as lancé toi-même,
tout n’est qu’habileté et gain de peu ;
Mais quand soudain tu reprendras
la balle qu’une partenaire éternelle
t’a lancée visant, dans un élan à la précision accomplie,
tel l’un de ces arcs de pont par Dieu lancé,
le centre même de toi,
c’est alors seulement que savoir attraper
te fera souverain, non de toi-même, mais d’un monde.
Rainer Maria Rilke

VI.

Tous autant que nous sommes, nous croyons avoir fait l’expérience de la joie. Au moins une fois, chacun de nous, a cru se réjouir dans sa vie. C’est seulement que cette expérience de la joie est toujours à la forme passive. Il nous arrive de nous réjouir. Nous ne pouvons pas “vouloir” notre joie, comme nous ne pouvons pas forcer la joie à se reproduire. Tout ça, cette séparation entre nous et la joie, provient du fait que nous sommes “séparés” de nous-mêmes, coupés en deux par le processus d’exploitation. Nous travaillons toute l’année pour avoir la “joie” des vacances. Quand elles arrivent, nous nous sentons dans l’“obligation” de nous “réjouir” du fait d’être en vacances. C’est une torture comme une autre. De même pour le dimanche. Un jour hallucinant. La raréfaction de l’illusion du temps libre nous donne à voir la vacuité du spectacle marchand dans lequel nous vivons. Le même regard absent se pose sur le verre à moitié vide, la télévision, la partie de foot, la dose d’héroïne, l’écran de cinéma, les longues files d’automobiles, les enseignes publicitaires, les pavillons préfabriqués qui ont fini de tuer le paysage. Chercher la joie dans une des innombrables “représentations” du spectacle capitaliste est pure folie. C’est exactement ce que veut le capital. L’expérience du temps libre, programmé par nos exploiteurs, est létale. Elle fait dési-rer le travail. On finit par préférer la mort certaine à l’apparence de la vie. Aucune joie réelle ne peut nous venir du mécanisme rationnel de l’exploitation capitaliste. La joie n’a pas de règles fixes qui puissent l’organiser. Même si nous devons pouvoir vouloir notre joie. Sinon, nous sommes perdus. Le recherche de la joie est donc une action de la volonté. Une négation forte des conditions fixées par le capital, c’est-à-dire de ses valeurs. La première de ces négations c’est la négation de la valeur du travail. Le recherche de la joie ne peut advenir qu’à travers la recherche du jeu. De cette façon, le jeu prend une signification différente de celle que nous sommes habitués à lui donner dans la dimension du capital. Le jeu que l’on oppose, en tant qu’oisiveté sereine, à la responsabilité de la vie, est une image fausse et distordue de la réalité du jeu. Dans la réalité de la lutte contre le capital, au stade actuel de l’affrontement et des contradictions relatives, le jeu n’est pas un “passe-temps”, mais une arme de lutte. Par une ironie étrange, les choses s’inversent. Si la vie est une chose sérieuse, la mort est une illusion, dans la mesure où tant que nous vivons, la mort n’existe pas. Désormais, le règne de la mort, c’est-à-dire le règne du capital, qui nie notre existence d’humains en nous réduisant à des “choses”, est extrêmement sérieux, “en apparence”, méthodique et discipliné. Mais son paroxysme possessif, son éternel rigorisme éthique, sa manie du “faire”, cachent une grande illusion : le vide du spectacle marchand, l’inutilité de l’accumulation indéfinie, l’absurdité de l’exploitation. Ainsi, le plus grand sérieux du monde du travail et de la productivité cache le plus grand manque de sérieux. A contrario, la négation de ce monde obtus, la recherche de la joie, du rêve, de l’utopie, dans son “manque de sérieux” proclamé, cache la chose la plus sérieuse de la vie : la négation de la mort. Même de ce côté de la barrière, dans l’affrontement physique avec le capital, le jeu peut prendre des formes différentes. Beaucoup de choses peuvent être faites “par jeu”. Beaucoup de choses que d’ordinaire nous faisons avec “sérieux”, en arborant notre masque de mort, celui que le capital nous a prêté. Le jeu se caractérise par une impulsion de vie, toujours nouvelle, toujours en mouvement. En agissant par jeu, nous intégrons cette impulsion à nos actions. Nous nous libérons de la mort. Le jeu nous permet de nous sentir vivants. Il nous donne l’émotion de la vie. Dans l’autre façon de faire, nous prenons tout comme une tâche, comme quelque chose que nous “devons”, comme une obligation. C’est dans cette émotion toujours nouvelle, exact inverse de l’aliénation et de la folie du capital, que nous pouvons identifier la joie. Dans la joie réside la possibilité de rompre avec le vieux monde et d’identifier des objectifs nouveaux, des besoins et des valeurs différents. Même si la joie en tant que telle ne peut être considérée comme le but de l’être humain, elle est sans aucun doute la dimension privilégiée, volontairement identifiée, qui rend différent l’affrontement avec le capital.

La vie est si ennuyeuse qu’il n’y a rien d’autre à faire que de dépenser tout notre salaire dans la dernière robe ou la dernière chemise.
Frères et sœurs, quels sont vos désirs ?
Vous tenir dans un drugstore, le regard égaré dans le néant, mort d’ennui, en buvant un café sans saveur ?
Ou peut-être plutôt LE FAIRE SAUTER OU LE BRULER.
The Angry Brigade [3]
VII.

Le grand spectacle du capital nous a tous foutus dedans, jusqu’au cou. Tour à tour, acteurs et spectateurs. Nous inversons les rôles, tantôt en regardant la bouche ouverte, tantôt en étant regardés par les autres. Nous sommes tous entrés dans le carrosse de cristal tout en sachant qu’il s’agissait d’une citrouille. L’illusion de la fée a piégé notre conscience critique. Maintenant nous devons jouer le jeu. Au moins jusqu’à minuit. La misère et la faim sont encore les éléments moteurs de la révolution. Mais le capital est en train d’étendre le spectacle. Il entend faire entrer en scène de nouveaux acteurs. Le plus grand spectacle du monde nous étourdira. Toujours plus subtil et toujours mieux organisé. De nouveaux clowns s’apprêtent à monter sur scène. De nouveaux fauves seront domestiqués. Les tenants du quantitatif, les amants de l’arithmétique feront les premiers leur entrée et resteront abasourdis par les lumières des premiers rangs. Derrière eux, les masses du besoin et les idéologies du rachat. Mais ce qu’ils ne pourront pas éliminer, c’est leur sérieux. Le plus grand risque au devant duquel ils iront, c’est un éclat de rire. La joie est mortelle dans le spectacle du capital. Tout y est obscur et funèbre, tout y est sérieux et convenu, tout y est rationnel et programmé, parce que tout y est faux et illusoire. Au-delà de la crise, au-delà des contradictions du sous-développement, au-delà de la misère et de la faim, le capital devra mener l’ultime bataille, celle décisive, contre l’ennui. Le mouvement révolutionnaire aussi devra mener ses batailles. Et pas seulement les traditionnelles batailles contre le capital. Mais encore une fois, celles contre lui-même. L’ennui le ronge de l’intérieur, le compromet, le rend étouffant, inhabitable. Laissons de côté les amoureux des spectacles du capital. Ceux qui sont profondément d’accord pour jouer leur rôle. Ceux-là mêmes qui pensent que les réformes peuvent réellement changer les choses. Mais cette façon de penser est plus une couverture qu’autre chose. Ils savent trop bien que de changer des petites choses est une des règles du système. En ajustant les choses un peu à la fois, on finit par redevenir utile au capital. Et puis il y a le mouvement révolutionnaire où ne manquent pas ceux qui s’attaquent verbalement au pouvoir du capital. Ceux-là font une grande confusion, ils ont recours à de grandes phrases mais n’impressionnent plus personne, d’autant moins le capital. Ce sournois les utilise pour les parties les plus délicates de son spectacle. Dans les moments où il a besoin d’un soliste, il fait entrer en scène un de ces personnages. Le résultat est affligeant. La vérité, c’est qu’il faut briser le mécanisme spectaculaire de la marchandise, en entrant dans le cœur du capital, dans le centre de coordination, dans le noyau même de la production. Pensez à cette merveilleuse explosion de joie, à ce grand bond en avant créatif, à cet objectif “dépourvu d’objectif”. Seulement, rentrer joyeusement, avec les symboles de la vie, dans le cœur du mécanisme du capital est une chose très difficile. La lutte armée, souvent, est symbole de mort. Non pas parce qu’elle donne la mort aux patrons et autres serviteurs mais parce qu’elle prétend imposer les structures de la domination de la mort. Conçue autrement, elle serait vraiment la joie en action, quand elle se rendrait capable de briser les conditions structurelles imposées par le spectacle marchand, comme, par exemple, le parti militaire, la conquête du pouvoir, l’avant-garde. Voilà l’autre ennemi du mouvement révolutionnaire. L’incompréhension. La fermeture face aux nouvelles conditions du conflit. La prétention d’imposer les modèles du passé, désormais intégrés à la gestion spectaculaire de la marchandise. La méconnaissance de la nouvelle réalité révolutionnaire alimente une méconnaissance théorique et stratégique des capa-cités révolutionnaires du mouvement même. Il ne sert à rien d’affirmer que nous avons des ennemis si proches qu’il faut attaquer immédiatement, au-delà des éclaircissements internes de nature théorique. Tout cela cache la capacité d’affronter la nouvelle réalité du mouvement, l’incapacité à dépasser les erreurs du passé qui ont de graves conséquences dans le présent. Et cette fermeture alimente tout type d’illusion politique rationaliste. Les catégories de la vengeance, du leader, du parti, de l’avant-garde, de la croissance quantitative n’ont de sens que dans le cadre de notre société et il s’agit d’un sens qui favorise le maintien du pouvoir. Du point de vue révolutionnaire, c’est-à-dire celui de l’élimination totale et définitive du pouvoir, ces catégories perdent tout leur sens. En se déplaçant dans le domaine du non-lieu de l’utopie, dans le renversement de l’éthique du travail, dans le ici et maintenant de la joie réalisée, on se trouve au cœur d’une structure de mouvement qui est fort éloignée des formes historiques de son organisation. Cette structure se transforme constamment échappant à toute tentative de cristallisation. Sa caractéristique est l’auto-organisation des producteurs, sur les lieux de travail, et l’auto-organisation simultanée des formes de lutte pour le refus du travail. Non pas appropriation des moyens de production grâce aux organisations historiques, mais refus de la production grâce à l’émergence de structures organisationnelles qui se transforment constamment. Il en est de même dans le domaine du travail au noir. Les structures émergent sur la base de l’auto-orga-nisation, sous l’impulsion du rejet de l’ennui et de l’aliénation. L’intégration d’un but programmé et imposé par une organisation née et voulue en dehors de ces structures signifie la mort du mouvement, le rétablissement du spectacle marchand. La plupart d’entre nous est liée à cette vision de l’organisation révolutionnaire. Même les anarchistes, tout en refusant la gestion autoritaire de l’organisation, ne parviennent pas à abandonner leur reconnaissance dans la validité de leurs formations historiques. Sur ces bases, tous, nous reconnaissons que la réalité contradictoire du capital peut être attaquée avec de tels moyens. Nous le faisons parce que nous sommes convaincus que ces moyens sont légitimes, qu’ils émergent du terrain même de l’affrontement avec le capital. Nous n’admettons pas que quelqu’un pense différemment de nous. Notre théorie s’identifie dans la pratique et dans la stratégie de nos organisations. Il y a beaucoup de différences entre nous et les autoritaires. Mais celles-ci s’effacent devant la foi commune dans l’organisation historique. On arrivera à l’anarchie grâce à l’œuvre de ces organisations (les différences - substantielles - ne surgissent que sur le plan de la méthodologie pour s’en approcher). Ce que cette foi nous indique, c’est une chose très importante : la prétention de notre culture rationaliste, de s’expliquer le mouvement de la réalité, et de se l’expliquer de façon progressive. Cette culture se fonde sur le présupposé de l’irréversibilité de l’histoire et sur la capacité analytique de la science. Tout ceci nous permet de considérer le moment présent comme la confluence de tous les efforts du passé, comme le point le plus haut de la lutte contre le pouvoir de ténèbres (l’exploitation capitaliste). Ainsi, nous serions, dans l’absolu, plus avancés que nos prédécesseurs, capables d’élaborer et de gérer une théorie et une stratégie organisationnelle qui seraient le résultat de la somme de toutes les expériences passées. Tous ceux qui rejettent cette interprétation se retrouvent automatiquement hors de la réalité, celle-ci étant, par définition, la même chose que l’histoire, le progrès, et la science. Celui qui refuse est anti-historique, anti-progrès, anti-science. Condamnations sans appel. Forts de cette cuirasse idéologique, nous allons dans la rue. Là, nous nous affrontons avec une réalité de lutte structurée différemment. Ces structures agissent sous le coup d’impulsions ne rentrant pas dans le cadre de nos analyses. Un beau matin, au cours d’une manifestation pacifique, et autorisée par la préfecture, quand les policiers commencent à tirer, la structure réagit, les compagnons se mettent à tirer aussi, les policiers tombent. Anathème ! La manifestation était pacifique. Puisqu’elle a sombré dans la guérilla urbaine, il a dû y avoir provocation. Personne ne peut sortir du cadre parfait de notre organisation idéologique puisqu’elle n’est pas une “partie” de la réalité mais “toute” la réalité. Au-delà : c’est la folie et la provocation. Quelques supermarchés sont détruits, quelques commerces, des magasins alimentaires et des armureries sont saccagés, des grosses cylindrées sont brûlées. C’est une attaque contre le spectacle marchand dans ses formes les plus évidentes. Les structures émergeantes s’orientent dans cette direction. Elles prennent forme à l’improviste, avec un minimum indispensable d’orientation stratégique préalable. Sans fioritures ni grand préalables analytiques, sans toute une théorie en renfort. Elles attaquent. On reconnaît les compagnons dans ces structures. Ils refusent les organisations de l’équilibre des pouvoirs, de l’attente et de la mort. Leur action est une critique en acte de la position attentiste et suicidaire de ces organisations. Anathème ! Il a dû y avoir provocation. On se détache des formes traditionnelle du “faire” politique. On pèse fortement et de façon critique sur le mouvement même. On utilise l’arme de l’ironie. Pas dans le confort du bureau de l’écrivain. Mais en masse, dans les rues. Alors s’empêtrent dans le même genre de difficulté les valets des patrons, ceux désormais reconnus officiellement, et les guides révolutionnaires du passé lointain et récent. La structure mentale du petit chef et du leader de groupe entre en crise. Anathème ! La critique n’est légitime que contre les patrons et selon les règles fixées par la tradition historique de la lutte des classes. Qui sort des sentiers battus est un provocateur. On en a la nausée des réunions, des lectures de classiques, des manifestations inutiles, des discussions théoriques qui coupent les cheveux en quatre, des distinctions infinies, de la monotonie et de la tristesse de certaines analyses politiques. à ça, on préfère faire l’amour, fumer, écouter de la musique, marcher, dormir, rire, jouer, tuer des policiers, tirer dans les jambes des journalistes, juger les magistrats, faire sauter en l’air les casernes de carabiniers. Anathème ! La lutte n’est légitime que quand elle est compréhensible par les chefs de la révolution. En cas contraire, puisqu’il y a le risque que ces derniers perdent le contrôle de la situation, il a dû y avoir une provocation. Dépêche-toi compagnon, tire tout de suite sur le policier, le juge, le patron avant qu’une nouvelle police ne t’en empêche ; dépêche-toi de dire non avant qu’une nouvelle répression te convainque du fait que de dire non est insensé et fou et qu’il est juste que tu acceptes l’hospitalité des hôpitaux psychiatriques. Dépêche-toi d’attaquer le capital avant qu’une nouvelle idéologie ne le rende à nouveau sacré. Dépêche-toi de refuser le travail avant que quelque nouveau sophiste te dise, encore une fois, que “le travail rend libre”. Dépêche-toi de jouer. Dépêche-toi de t’armer.

Il n’y aura plus de révolution tant que les Cosaques ne descendront pas.
Ernest Cœurderoy [4]
VIII.

Le jeu à l’intérieur de la logique du capital est lui aussi énigmatique et contradictoire. Le capital l’utilise comme un des éléments du spectacle marchand. Ainsi, il prend une ambiguïté qu’il n’a pas intrinsèquement. Une ambiguïté qui lui vient de la structure illusoire de la production capitaliste. Le jeu devient, de cette façon, la suspension de la production, la parenthèse de “tranquillité” dans la vie de tous les jours. Il existe ainsi une programmation du jeu et une utilisation scénique de celui-ci. En dehors de la domination capitaliste, le jeu est harmonieusement structuré par son propre élan créatif. Il n’est pas lié à telle ou telle représentation voulue par les forces productives, mais il se développe de façon autonome. Et c’est seulement ainsi qu’il est gai, qu’il procure de la joie. Il ne “suspend” pas la tristesse de la blessure causée par l’exploitation, au contraire, il la réalise jusqu’au bout, il la révèle partie intégrante de la réalité de la vie, et ainsi, s’oppose à ces moyens mis en acte par la réalité de la mort, même à travers le jeu, pour rendre moins triste la tristesse. Les destructeurs de la réalité de la mort luttent contre le règne mythique de l’illusion capitaliste, règne qui, tout en aspirant à l’éternité, se roule dans la poussière de l’incertain. La joie de la destruction émerge via le jeu de l’action destructive, par la reconnaissance de la profonde tragédie que celle-ci sous-entend, par la conscience de la force de l’enthousiasme qui réussit à abattre la toile d’araignée de la mort. Ce n’est pas une opposition entre horreur et horreur, entre tragédie et tragédie, entre mort et mort. Mais une opposition entre joie et horreur, joie et tragédie, joie et mort. En tuant un policier, on ne se pare pas de la toge du juge qui se hâte de la nettoyer du sang des condamnations précédentes. Les tribunaux et les sanctions font toujours partie du spectacle du capital, même quand les révolutionnaires y jouent leur propre rôle. En tuant un policier, on ne soupèse pas ses responsabilités, on n’arithmétise pas l’affrontement de classe. On n’y programme pas une vision du rapport entre mouvement révolutionnaire et exploiteurs. On répond, de façon immédiate, à une exigence qui a fait surface et structure le mouvement révolutionnaire, une exigence que toutes les analyses et toutes les justifications au monde n’auraient pas pu, par elles-mêmes, imposer. Cette exigence, c’est celle de l’attaque contre l’ennemi, l’exploiteur et ses valets. Elle mûrit lentement dans les structures du mouvement. Mais, c’est seulement quand elle sort à découvert que le mouvement passe d’une phase défensive à celle de l’attaque. Les analyses et les justifications morales sont en amont, et non pas en aval, prêtes à faire trébucher celui qui descend dans la rue. Elles se trouvent dans la violence systématique que le capital exerce, depuis des siècles, sur les exploités. Mais elles ne doivent pas nécessairement se faire jour de façon achevée et prête à l’emploi. Cette prétention est une forme que prennent ultérieurement nos intentions rationalisantes, notre rêve d’imposer à la réalité un modèle qui ne lui convient pas. Faisons les descendre, ces Cosaques. Ne jouons pas le rôle de la réaction, c’est un rôle qui n’est pas fait pour nous. Nous n’acceptons pas l’invitation équivoque du capital. Au lieu de tirer sur nos compagnons et sur nous-mêmes, il vaut toujours mieux tirer sur les policiers. Il y a des moments dans l’histoire où la science existe dans la conscience de celui qui se bat. Dans ces moments, il n’y a pas besoin d’interprètes de la vérité. Celle-ci émerge des choses. C’est la réalité des luttes qui produit la théorie du mouvement. La naissance du marché a signé la formation du capital, le passage de la forme de production féodale à celle capitaliste. L’entrée de la production dans la phase spectaculaire a rendu nécessaire l’extension de la forme mercantile à tout ce qui existe : l’amour, la science, les sentiments, la conscience, etc. Le spectacle a énormément grandi. Cette deuxième phase ne constitue pas, contrairement à ce qu’affirment les marxistes, une corruption de la première phase. C’est une nouvelle phase. Le capital avale tout, même la révolution. Si celle-ci ne rompt pas avec le schéma de la production, si elle prétend imposer une production alternative, le capital l’engloutit dans le spectacle marchand. Il n’y a que la lutte dans la réalité de l’affrontement qui ne puisse pas être récupérée. Certaines de ces formes, en se cristallisant en formes organisationnelles précises, peuvent être intégrées au spectacle. Mais quand elles rompent avec le sens fondamental que le capital donne à la production, cette intégration est très difficile. Le discours arithmétique et celui de la vengeance n’ont aucun sens à l’intérieur de la seconde phase. Si on les rabache, ils prennent un sens métaphorique. Il faut substituer au jeu illusoire du capital (spectacle des marchandises) le jeu réel de l’offensive armée contre le capital pour la destruction du fictif et du spectacle.

Do it yourself.
Manuel du bricoleur

IX.

C’est facile, tu peux le faire toi-même. Tout seul ou avec quelques compagnons de confiance. Il n’y a pas besoin de grands moyens. Ni même d’une grande préparation technique. Le capital est vulnérable. Il suffit d’être décidé à le faire. Un océan de bavardages nous a rendus obtus. Il ne s’agit pas de peur. Nous n’avons pas peur, nous sommes seulement et stupidement plein d’idées préconçues. Nous ne parvenons pas à nous en libérer. L’être humain qui est déterminé dans son geste n’est pas courageux. C’est quelqu’un qui a clarifié ses idées. Qui s’est rendu compte de l’inutilité de tant d’efforts pour bien jouer le rôle que lui a assigné le capital dans la représentation. Consciente, son attaque est froide et déterminée. Et lui permet de se réaliser, de se réaliser dans la joie. Le règne de la mort disparaît face à lui. Même s’il crée destruction et terreur chez les patrons, dans son cœur et dans le cœur des exploités, il n’y a que joie et tranquillité. Les organisations révolutionnaires ont du mal à comprendre tout cela. Elles imposent un modèle qui reproduit la simulation de la réalité productive. L’approche quantitative les empêche d’avoir une appréhension qualitative sur le plan de l’esthétique de la joie. Même l’offensive militaire est vue par ces organisations sur un plan quantitatif. Les objectifs sont fixés sur la base d’un conflit frontal. Le capital peut de cette façon en contrôler tout jaillissement. Il peut se permettre d’en accepter les contradictions, d’en indiquer les formes spectaculaires opposées, d’en exploiter les effets négatifs sur les producteurs pour construire un élargissement du spectacle. Le capital accepte l’affrontement sur le terrain quantitatif parce qu’il connaît toutes les réponses. C’est lui-même qui produit les réponses, qui dispose du monopole des règles. A contrario, la joie de l’acte révolutionnaire est contagieuse. Elle fait tache d’huile. Le jeu produit son sens sur la base de l’action dans la réalité. Mais ce sens n’est pas figé dans un modèle imposé d’en haut. Il se ramifie en mille directions, toutes productives et instables. La connexion interne au jeu se tarit dans l’action de l’offensive. Mais le sens extérieur survit, le sens que le jeu revêt pour ceux qui en restent coupés et qui veulent se l’approprier. Entre ceux qui, les premiers, acceptent de jouer et ceux qui “observent” les conséquences libératrices du jeu, indispensables au jeu même. Ainsi se structure la communauté de la joie. Une forme spontanée de mise en contact, fondamentale pour la réalisation du sens plus profond du jeu. Jouer est un acte communautaire. Cela se présente rarement comme une action isolée. Souvent, quand il se structure ainsi, il se cache derrière les éléments négatifs du refoulement psychologique. Ce n’est pas une acceptation positive du jeu en tant que moment créatif d’une réalité de lutte. C’est le sens communautaire du jeu qui empêche l’arbitraire dans le choix des significations du jeu même. En absence de rapport communautaire, le singulier pourrait imposer au jeu ses règles et significations, incompréhensibles pour tous les autres, retransformant ainsi le jeu en une suspension temporaire des conséquences négatives de son problème individuel (problème du travail, de l’aliénation, de l’exploitation). Dans un contexte communautaire, le sens du jeu s’enrichit à travers le flux des actions réciproques. La créativité reçoit un espace plus grand via l’imagination libérée et entretenue dans un rapport de réciprocité. Toute invention, toute nouvelle possibilité peut être vécue collectivement, sans modèle préalable, et avoir une influence vitale dans le fait même de se poser simplement comme moment créatif, malgré les mille difficultés rencontrées dans sa réalisation. Une organisation révolutionnaire traditionnelle finit par imposer ses propres techniciens. Elle ne peut éviter le péril technocrate. La grande importance accordée à l’action en tant que telle la condamne à cela. Une structure révolutionnaire, qui cherche le moment de la joie dans l’action révolutionnaire visant la destruction du pouvoir, considère les instruments avec lesquels cette destruction est réalisée comme des instruments, c’est-à-dire comme des moyens. Ceux qui utilisent ces moyens ne doivent pas en devenir esclaves. Tout comme ceux qui ne savent pas s’en servir ne doivent pas devenir les esclaves de ceux qui en connaissent l’usage. La dictature du moyen est la pire des dictatures. L’arme la plus importante du révolutionnaire, c’est sa détermination, sa conscience, sa décision de passer à l’acte, sa propre individualité. Les armes concrètes sont des instruments, et, en tant que tels, ils doivent constamment être soumis à une évaluation critique. Il faut développer une critique des armes. Nous avons vu une trop grande sacralisation de la mitraillette, une trop grande sacralisation de l’efficacité militaire. La lutte armée n’est pas un geste qui concerne uniquement les armes. Elles ne peuvent représenter, par elles-mêmes, la dimension révolutionnaire. Réduire la réalité entière en une chose unique est dangereux. En effet, le jeu représente ce risque, celui d’épuiser l’expérimentation vitale dans le jouet, transformant ce dernier en quelque chose de sacré et d’absolu. Ce n’est pas pour rien que, dans les symboles de beaucoup d’organisations révolutionnaires combattantes apparaît la mitraillette. Il faut procéder différemment pour mieux comprendre le sens profond de la lutte révolutionnaire en tant que joie, pour fuir les illusions et les pièges d’une représentation du spectacle marchand au travers d’objets mythiques ou mythifiés. Dans son affrontement avec la lutte armée, le capital accomplit son ultime effort. Il s’engage sur la dernière frontière. Pour s’aventurer sur un terrain où il ne se sent pas tant que ça en sécurité, il a besoin de la collaboration de l’opinion publique. D’où le déchaînement d’une guerre psychologique qui emploie les armes plus raffinées de la propagande moderne. En substance, le capital, dans son extension physique actuelle, est vulnérable vis-à-vis d’une structure révolutionnaire qui peut décider les temps et les modalités de l’offensive. Le capital connaît parfaitement cette fai-blesse et prend les mesures nécessaires. La police ne lui suffit pas. Pas plus que l’armée. Il a besoin d’une vigilance continue de la part des gens. Y compris de la fraction la plus humble du prolétariat. Pour ce faire, il doit diviser le front de classe. Il doit diffuser parmi les pauvres le mythe de la dangerosité des organisations armées, le mythe de la sacralité de l’état, le mythe de la moralité, de la loi et ainsi de suite. Indirectement, cela pousse l’organisation et ses militants à jouer un rôle. Or, à l’intérieur d’un “rôle”, le jeu n’a plus de sens. Tout devient “sérieux”, et donc illusoire, spectaculaire et marchand. La joie se transforme en “masque”. La personne devient anonyme, elle vit dans le rôle, elle n’est plus capable de distinguer la réalité de l’apparence. Pour briser le cercle vicieux de la dramaturgie marchande, il faut refuser tout rôle, même celui de “révolutionnaire professionnel”.

La lutte armée doit fuir la “professionnalisation”, la division du travail que le modèle extérieur de la production capitaliste entend lui imposer. “Fais-le toi-même”. Ne brise pas le contenu global du jeu par l’appauvrissement qu’entraîne le rôle. Défends ton droit de te réjouir de la vie. Fais obstacle au projet de mort du capital. Celui-ci ne peut pénétrer dans le monde créatif du jeu qu’en transformant le jouant en joueur, le vivant créateur en mort qui croit vivre. Si “le monde du jeu” se voit organisé sous une forme centralisée, cela n’a plus aucun sens de parler de jeu. En proposant notre discours sur “la joie armée”, nous devons aussi prévoir la possibilité que le capital récupère cette proposition révolutionnaire. Cette récupération peut être mise en œuvre par la gestion extérieure du monde du jeu : en fixant le rôle du joueur, les rôles à l’intérieur de la communauté du jeu, la mythologie du jouet. En brisant les pesanteurs de la centralisation, du parti militaire, on parvient à brouiller les idées du capital, lesquelles sont en harmonie avec les règles de la productivité spectaculaire du marché quantitatif. De cette façon, l’action coordonnée par la joie devient énigmatique pour le capital. Ce n’est rien, que quelque chose privé d’objectif, qui n’a pas de réalité. Et c’est pourquoi l’essence, l’objectif et la réalité du capital sont illusoires, tandis que l’essence, l’objectif et la réalité de la révolution sont fixés concrètement. Au code du besoin productif, on substitue le code du besoin de communisme. Les décisions singulières à l’intérieur de la communauté de jeu ont un sens à la lumière de ce nouveau besoin. Les modèles du passé, ceux de la mort, se révèlent dans leur manque de réalité, dans leur dimension illusoire. La destruction des patrons, c’est la destruction de la marchandise et la destruction de la marchandise, c’est la destruction des patrons.

Que vole la chouette.
Proverbe athénien.

X.

“Que vole la chouette”. Que les actions mal engagées arrivent à bon terme. Que la révolution, tant repoussée par les révolutionnaires, se réalise au-delà de leurs restes de désirs de paix sociale. Le capital donnera le dernier mot aux cols blancs. Les prisons ne pourront durer longtemps. Les vieilles forteresses du passé, d’un passé qui ne survit que dans les rêves exaltés de quelques réactionnaires à la retraite, tomberont avec la chute de l’idéologie qui se fonde sur l’orthopédie sociale. Il n’y aura plus de condamnés. La criminalisation, que le capital développera sous sa forme la plus rationnelle, passera par les hôpitaux psychiatriques. Refuser le spectacle, cela veut dire être extérieur à la réalité, quand toute la réalité est spectaculaire. Refuser les règles du code marchand, cela veut dire être fou. Ne pas s’incliner devant le dieu de la marchandise, cela vaudra l’internement psychiatrique. Là, la cure sera radicale. Plus de tortures inquisitoriales, plus de sang sur les murs, ces choses font trop forte impression dans l’opinion publique, provoquent l’intervention de bourgeois bien pensants, suscitent une demande de justifications et de réparations, et causent des perturbations dans l’harmonie spectaculaire. L’anéantissement total de la personnalité considéré comme unique cure radicale pour les malades mentaux, par contre, ne choque personne. Tant que l’individu lambda se sentira entouré par l’imperturbable atmosphère du spectacle capitaliste, il aura l’impression que la porte de l’hôpital psychiatrique ne se refermera jamais sur lui. Le monde de la folie lui sera étranger même s’il y a toujours un hôpital psychiatrique à proximité de chaque usine, devant chaque école, derrière chaque campagne, au milieu de chaque quartier populaire. Prenons garde, avec notre aveuglement critique, à ne pas tracer la route aux fonctionnaires d’état en cols blancs. Le capital est en train d’élaborer la grille de lecture à mettre en circulation à un niveau de masse. En vertu de cette grille, l’opinion publique sera encline à voir dans les perturbateurs de l’ordre patronal, dans les révolutionnaires, des fous. D’où la nécessité de leur ouvrir les portes des hôpitaux psychiatriques. Même les prisons actuelles, en se rationalisant sur le modèle allemand, sont en train de se transformer, d’abord en prisons spéciales pour révolutionnaires, puis en prisons modèles, puis en pur et simple camp pour la manipulation des cerveaux, puis définitivement en hôpital psychiatrique. Cette attitude du capital n’est pas seulement dictée par la nécessité de se défendre face aux luttes des exploités. C’est aussi la seule réponse possible dans le cadre de la logique interne de la loi de la production marchande. L’hôpital psychiatrique est pour le capital un lieu physique dans lequel l’ensemble de la fonction spectaculaire s’interrompt. La prison cherche désespérément à parvenir à cette interruption globale mais sans succès parce qu’elle est bloquée par les prétentions de son idéologie orthopédique. Le “lieu” de l’hôpital psychiatrique, au contraire, n’a ni fin, ni début, il n’a pas d’histoire, il n’a pas la variabilité du spectacle. Il est le lieu du silence. L’autre lieu du silence, le cimetière, a, au contraire, la capacité de parler à haute voix. Les morts s’expriment. Et nos morts s’expriment haut et fort. Nos morts peuvent être lourds, très lourds même. Voilà pourquoi le capital cherchera à faire toujours moins de morts. Tandis qu’en parallèle, le nombre d’“hôtes” accueillis en hôpital psychiatrique croîtra. La “patrie du socialisme” a beaucoup à enseigner dans ce domaine. L’hôpital psychiatrique est la rationalisation thérapeutique la plus parfaite du temps libre. La suspension du travail sans trauma pour la structure marchande. La non-producti-vité sans négation de la productivité. Le fou peut ne pas travailler, mais, dans son non-travail, il confirme la sagesse du travail, comme inverse de la folie. Quand nous disons : ce n’est pas le moment de l’offensive armée contre l’état, nous ouvrons grand les portes des hôpitaux psychiatriques pour les compagnons qui tentent cette attaque. Quand nous disons : ce n’est pas l’heure de la révolution, nous serrons les liens des lits de contention. Quand nous disons : ces actions sont manifestement des provocations, nous endossons la chemise blanche des tortionnaires. Au temps où le nombre des opposants était réduit, la mitraillette fonctionnait bien. Dix morts, c’est supportable. 30 000, 100 000, 200 000, cela signerait un moment historique, un point de référence révolutionnaire d’une luminosité si éblouissante qu’elle perturberait pour longtemps l’harmonie paisible du spectacle marchand. Aussi, le capital s’est fait plus astucieux. Le médicament a une neutralité que le projectile n’a pas. Il a l’alibi thérapeutique. Qu’on lui jette à la gueule, au capital, son statut de folie. Que l’on retourne les termes de l’opposition. La neutralisation de l’individu est une pratique commune du monde marchandisé du capital. La société dans son ensemble est un hôpital psychiatrique. Le nivellement des opi-nions est un processus thérapeutique, c’est une machine de mort. La production ne peut se réaliser dans la forme spectaculaire du capitalisme sans cet aplanissement. Et si le refus de tout ça, l’acceptation de la joie face au choix de la mort, est signe de folie, cela vaut la peine que tout le monde commence à comprendre le piège qui, caché sous tout cela, est prêt à se refermer. Toute la machine de la tradition culturelle occidentale est une machine de mort, une négation de la réalité, un règne du fictif qui a accumulé toutes sortes d’infamies et d’injustices, d’exploitations et de génocides. Si le refus de cette logique productive est taxé de folie, il faut expliquer la différence entre folie et folie. La joie s’arme. Son attaque est le dépassement de l’hallucination marchande, de la machine et de la marchandise, de la vengeance et du leader, du parti et de la quantité. Sa lutte brise la ligne tracée par la logique du profit, l’architecture du marché, le sens programmé de la vie, le document final de l’archive. Son explosion bouleverse l’ordre des dépendances, la nomenclature du positif et du négatif, la loi de l’illusion marchande. Mais tout ça doit pouvoir se communiquer. Du monde de la joie au monde de la mort, le passage des contenus n’est pas facile. Les codes respectifs sont déphasés, ils finissent par s’annuler mutuellement. Ce qui, dans le monde de la joie, est considéré comme illusion, n’est autre que la réalité dans le monde de la mort, et inversement. La mort physique même, sur laquelle on pleure tant dans le monde de la mort, est moins mortelle que la mort qui est vendue comme si c’était la vie. D’où la grande facilité du capital à mystifier les messages de la joie. Même les révolutionnaires, pris dans la logique du quantitatif, ne sont pas capables de lire pleinement le sens des expériences de la joie. Parfois, ils bredouillent des approches insignifiantes. D’autres fois, ils se laissent aller à des condamnations qui ne sonnent pas vraiment différemment de celles lancées par le capital. Dans le spectacle marchand, la notion générale du signifiant, c’est la marchandise. L’élément actif de cette masse accumulée, c’est le travail. Au-delà de ces éléments du contexte productif, il n’existe pas de signes qui puissent signifier quelque chose de négatif et de positif en même temps. Mais il existe la possibilité d’affirmer le non-travail, non pas comme négation du travail, mais seulement comme sa suspension pour une certaine durée. De même, il existe la possibilité d’affirmer la non-marchandise, c’est-à-dire l’objet personnalisé, mais seulement comme réification du temps libre, c’est-à-dire comme quelque chose qui est produit comme hobby, dans les laps de temps concédés par le cycle productif. Il est clair que ces signes - le non-travail et la non-marchandise -, s’ils sont conçus comme il vient d’être dit, sont partie intégrante du modèle général de la production. C’est seulement en clarifiant les valeurs de la joie et les valeurs correspondantes de la mort, comme éléments de deux mondes opposés qui se combattent mutuellement, que nous pouvons communiquer certains des éléments contenus dans les actions de la joie, sans pour autant croire pouvoir les communiquer tous. La personne qui commence à faire l’expérience de la joie, même dans des perspectives qui ne sont pas directement liées à l’offensive contre le capital, est plus susceptible de comprendre les significations de l’attaque, tout au moins, plus que ceux qui restent liés à une vision étriquée de l’affrontement, une vision fondée sur l’illusion quantitative. De cette façon, il est encore possible que la chouette prenne son envol.

Debout tous !
Et par le bras et le cœur,
par la parole et la plume,
par le poignard et le fusil,
par l’ironie et l’imprécation,
par le pillage et l’adultère,
par l’empoisonnement et l’incendie,
faisons, - sur le grand chemin des principes ou dans l’encoignure du droit individuel - par l’insurrection ou par l’assassinat, - la guerre à la société !... la guerre à la civilisation !...
Joseph Déjacque [5]
XI.

Mettons de côté les attentes, les hésitations, les rêves de paix sociale, les petits compromis, les naïvetés. Tout le bric-à-brac métaphorique qui nous est proposé dans les magasins du capital. Mettons de côté les grandes analyses qui expliquent tout, jusqu’au plus petit détail. Les gros livres pleins de bon sens et de peur. Mettons de côté l’illusion démocratique et bourgeoise de la discussion et du dialogue, du débat et de l’assemblée, des capacités éclairées des chefs. Mettons de côté le bon sens et la sagesse que la morale bourgeoise du travail a enfoui dans nos propres cœurs. Mettons de côté les siècles de christianisme qui nous ont enseigné le sacrifice et l’obéissance. Mettons de côté les prêtres de tous ordres, les patrons, les leaders révolutionnaires, ceux moins révolutionnaires et ceux pas révolutionnaires du tout. Mettons de côté le nombre, les illusions du quantitatif, les lois du marché, l’offre et la demande. Asseyons-nous un instant sur les ruines de notre histoire de persécutés et réfléchissons. Le monde ne nous appartient pas, s’il a un patron et que ce patron est assez stupide pour le désirer, comme c’est le cas, qu’il le prenne, qu’il commence à compter les ruines en lieu et place des palais, les cimetières en lieu et place des villes, la boue en lieu et place des rivières, la vase infecte en lieu et place des mers. Le plus grand spectacle d’illusionnisme au monde ne nous enchante plus. Nous sommes sûrs que, de notre lutte, ici et maintenant, émergeront les communautés de la joie. Et pour la première fois, la vie triomphera de la mort.

P.-S.
Pistes biblio

Bonanno est un “auteur” prolixe. Ses écrits et autres pratiques l’ont souvent conduit en taule.
Rares sont ses textes traduits en français. à notre connaissance, on peut trouver : _- Détruisons le travail, brochure éditée en 1995 par les éditions Déséquilibré et en 2006 par Zanzara athée. A lire sur https://infokiosques.net/article.ph..., _- “La lutte antimilitariste”, article paru dans Temps critiques, n°3, 1991, _- “Contre l’amnistie” (1984), article paru dans Cette semaine, n°94, automne 2007, disponible sur http://cettesemaine.free.fr/, journal et site internet où l’on trouve de nombreuses infos et des points de vue anarchistes sur la situation contemporaine en Italie.

Il est nettement plus aisé de trouver des versions anglaises de ses écrits grâce aux Elephant Editions. Citons, par exemple, From riot to insurrection. Analysis for an anarchist perspective against post industrial capitalism (1990) & The insurectional project (2000), deux textes qui reviennent sur le courant anarchiste insurrectionnaliste dont Bonanno se réclame. Plus d’infos sur Elephant Editions sur http://www.geocities.com/elephant_e... ou https://www.alphabetthreat.co.uk/el.... Les textes anglais publiés par Elephant sont disponibles sur le site internet Killing King Abacus, regroupant des textes insurrectionnalistes :
www.geocities.com/kk_abacus/

En italien, la plupart de ses écrits sont édités chez les Edizioni Anarchismo.
On trouve, entre autres, des réflexions : _- sur les modes d’organisation : par exemple, Movimento e progetto rivoluzionario (1977), Affinità e organizzazione informale (1996) ; _- sur la taule : Carcere e lotte des detenuti (2000) ou encore Chiusi a chiave. Une riflessione sul carcere (Allaria edizioni, 1997) ; _- sur le capitalisme et autres grandes notions : Teoria dell’individuo. Stirner e il pensiero selvaggio (1999), La bestia inafferabile (1999), Dissonanze, etc. ; _- sur le procès “Marini” dans lequel plusieurs anarchistes italiens ont été accusés d’appartenance à une “bande armée” : Autodifesa al processo di Roma per banda armata, ecc. (prima parte, avril 2000 et seconda parte, mai 2000).

A noter, en français, sur ce procès, une brochure : Dans le marécage. Limites et perspectives de la répression anti-anarchiste, 2000, http://mutineseditions.free.fr/, où l’on trouve également sur la récente vague de répression Un été italien (2003).
A signaler, la publication récente de A couteaux tirés avec l’existant, ses défenseurs et ses faux critiques, un recueil de textes italiens dont les approches sont assez voisines de celles de Bonnano, disponible auprès de Mutines Séditions.

Dans le quasi-désert ambiant, nous citons les quelques livres en français existant sur l’Italie des années 70. Souvent, ces ouvrages ont pour plus grand mérite celui d’exister.
Paolo Persichetti & Oreste Scalzone, La révolution et l’Etat, Dagorno, 2000
Giorgio, Profession terroriste, Mazarine, 1982
Fabrizio Calvi, Camarade P.38, Grasset, 1982
Italie 77, le “Mouvement”, les intellectuels, documents rassemblés par Fabrizio Calvi, Seuil, 1977
Collectif A/Traverso, Radio alice - radio libre, LSC, 1977
Nanni Balestrini, Les invisibles, POL, 1992
Yann Collonges et Pierre Georges Randal, Les Autoréductions. Grèves d’usagers et luttes de classes en France et en Italie (1972-1976), Bourgois, 1976
Groupe autonome libertaire Turin, Contributions à la critique armée libertaire. Azione Rivoluzionaria, 1980 (trouvable sur http://apa.online.free.fr/.)

On cite aussi quelques titres en italien où la littérature sur la période est en fait relativement abondante :
Sergio Bianchi & Lanfranco Caminiti (dir.), Settantasette. La rivoluzione che viene, Derive Approdi, 2004
Nanni Balestrini & Primo Moroni, L’orda d’oro (1968-1977), Feltrinelli, 2003

Notes
[1] Le 2 juin 1977, à Milan, un commando des Brigades Rouges [BR] blesse aux jambes Indro Montanelli, directeur d’un quotidien, Il Giornale Nuovo. La veille, à Gênes, Vittorio Bruno, directeur-adjoint du quotidien Il Secolo XIX, avait été blessé aux jambes. Le lendemain est frappé Emilio Rossi, directeur politique du journal télévisé de la première chaîne publique. Ces attaques étaient l’expression d’une campagne des BR contre la presse, “instrument de la guerre psychologique”.
Toutes les notes ont été rédigées pour la présente traduction.

[2] Zo d’Axa (1864-1930), anarchiste fondateur, entre autres, du journal L’En-dehors (1891) pour lequel il a été condamné à 18 mois de prison.

[3] Groupe de lutte armée actif en Grande Bretagne entre 1967 et 1984. Voir The Angry Brigade (1967-1984). Documents and chronology paru chez Elephant Editions ainsi que des traductions de certains communiqués sur le site de l’APA.

[4] Ernest Cœurderoy, Hurrah !!! ou la révolution par les cosaques (1854), Cent pages, 2000.

[5] Extrait de La question révolutionnaire (1854). Joseph Déjacque (1821-1864) est le fondateur du journal Le libertaire
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PostSubject: Contre l’Amnistie (1)   Alfredo M. Bonanno. I_icon_minitimeTue 06 Oct 2009, 4:37 pm

Par Alfredo Maria Bonanno (1984)

A chaque fois qu’un réfugié italien est menacé d’extradition ou, comme c’est malheureusement de plus en plus souvent le cas, est incarcéré avant de l’être effectivement, revient la vieille question de l’amnistie. Cette ritournelle, qui se voulait une solution technique et politique pour sortir les milliers de camarades italiens des années 70 alors incarcérés, est toujours défendue presque 30 ans après. Si cette position fut assurément plus digne que celle des négristes et autres dissociés, elle n’est en rien –et ne l’était déjà pas à l’époque– satisfaisante d’un point de vue révolutionnaire. Alors qu’on la voit à nouveau pointer son museau à l’occasion de l’arrestation de Marina Petrella fin août 2007 à Paris, nous avons choisi de traduire plusieurs extraits d’un texte anarchiste italien de 1984 (Et nous serons toujours prêts à partir une fois encore à l’assaut du ciel) qui expliquait déjà l’opposition à cette fausse mesure, ses raisons et ses conséquences.

• Pourquoi nous sommes contre une lutte pour l’amnistie ?

Il existe de nombreuses manières de sortir de prison. De nombreuses aussi d’y rentrer. Au cours de l’affrontement révolutionnaire, la prison est une composante essentielle, elle ne peut être considérée comme une variable externe. Lorsqu’il se forme, contraignant des milliers de camarades à la solitude et au silence, le cercle peut se refermer ou être brisé. On ne peut pas penser que ceux qui détiennent les clés pour le compte du pouvoir les jetteront dans un fossé après avoir ouvert les portes. Aucun d’eux n’est prêt à le faire. Ils ne nous feront pas cadeau de l’amnistie. Nous devrons la payer.
La note que présentent ces messieurs est décidément trop salée. Pour le moment, nous constituons un poids, pas encore une menace. N’ayant pas de capacité contractuelle basée sur la force, nous ne pouvons que faire levier sur la pitié, sur leur sens de l’ordre démocratique qui serait offensé par un nombre si élevé de prisonniers politiques, sur le fait qu’ils sont les premiers à avoir besoin d’affirmer que « la guerre est finie » afin d’exorciser le signe de la bête, contre ceux qui ont voulu être différents, ceux qui ont rêvé un monde « ici et maintenant ».
A présent, ils nous veulent à genoux. Après les journées de Canossa, passées dans le froid et la boue, ils veulent avoir le bon goût de « nous donner » la liberté. Leurs lois broient des perpétuités et saupoudrent quelques libérations de figures infâmes et louches qui se sont mises au service de la trahison. Et ces mêmes lois devraient sanctifier l’amnistie ? Tout le monde dehors. Le jeu est fini. Continuez la lutte par d’autres moyens. Ceux dont vous avez usé jusqu’à présent sont trop bruyants. S’il vous plaît, faites plus doucement. Mettez « entre parenthèses » la lutte de classe. Oubliez la révolution.

Mais quelle guerre est donc terminée ?

Pour ceux qui s’étaient imaginés une guerre frontale, un affrontement de mini-armées et de microscopiques campagnes d’automne ou de printemps, la guerre est finie. Mais la représentation sur le petit théâtre de la politique n’approche pas, même de loin, la réalité. C’est à peine si un immense battement souterrain a légèrement changé de rythme. Le grand sacrifice de sang qui est demandé à la classe prolétaire continue, ininterrompu. Les massacreurs officiels tuent systématiquement. Leurs chiens tirent dans les rues. Lorsqu’ils endossent la toge, ils balancent des milliers de siècles sur les frêles épaules de prolétaires responsables d’avoir touché au droit sacré à la propriété. Le bien pensant néo-gibelin [1] sourit sceptique face à ces considérations, et nous invite à réfléchir à la bonté du nouveau prince, à son élargissement du bien-être, à la fin de la misère.
Mais la guerre sociale continue, au-delà des mixtures idéologiques de cette nouvelle espèce de récupérateurs, et demain, il sera toujours possible de repartir à l’assaut du ciel.

De quelle défaite parlent-ils ?

De leur façon de concevoir la lutte. Répétitif et obtus, incapable de toute perspective critique, mécanique, déterministe, leur rêve n’en était pas un, c’était une comptabilité. Les comptes n’étaient pas ronds. L’histoire ne se répète pas toujours de la même manière. Les modèles du passé –vieux et récents– ne peuvent se superposer à loisir. Mais l’absence de fantaisie a besoin de modèles, ne jure que par eux, ne vit qu’à travers eux.
C’est l’affrontement frontal qui a été défait. L’affrontement qui entendait mesurer la force de deux armées en guerre. Mais leur guerre n’était pas la guerre sociale. Deux rackets qui se tirent dessus ne sont pas nécessairement le tableau véridique de toute une société, ils n’en saisissent qu’une partie, souvent la plus marginale et la plus exacerbée.
Nombre d’entre eux étaient de bonne foi, et c’est pour cela que nous avons attendu le miracle des marguerites. Au fond, même une poule aveugle finit par attraper un morceau de grain. Mais la cécité était trop généralisée. La pesanteur idéologique recouvrait tout d’un épais brouillard. L’arrogance et la mesquinerie mentale aillaient de paire avec la prétention ridicule de tout représenter.

Vers quelle victoire allaient-ils ?

Vers la conquête du pouvoir. La dictature du prolétariat. La formation de l’Etat prolétarien. Et plus encore. Leur gibecière contenait d’autres rêveries non moins dangereuses.
Nous leur avons donné de l’espace et une crédibilité critique parce que nous avons toujours été certains de la possibilité d’un accident de parcours. Même les camarades lancés dans une perspective lointaine de la nôtre doivent être soutenus lorsqu’ils passent à l’attaque. A présent qu’ils s’apprêtent à trahir, nous ne pouvons certes plus les soutenir.
Une évaluation correcte de ce qu’ils nomment défaite passe par une critique des positions de départ, de ce qu’ils croyaient être la guerre de classe, de l’usage qu’ils ont fait de l’instrument de la lutte armée, de comment ils ont posé les rapports avec la réalité qu’ils cherchaient à modifier.
Au lieu de faire tout cela, on préfère admettre simplement qu’on a été défait, que les choses étaient posées correctement mais que la chance n’a pas été du bon côté, a préféré sourire au pouvoir.
Et lorsque quelque voix s’élève, ouvrant un discours critique, on bute sur le point de l’exceptionnalité du moment : 4 000 camarades prisonniers politiques, et ce fait devient prioritaire. Déclarer la défaite, c’est vrai, est la première chose à faire pour ceux qui veulent négocier la reddition.
Nous avons toujours dit que même en cas de victoire, la guerre aurait continué pour nous, c’est pourquoi leur défaite en forme de débandade ne nous importe en rien. Il s’agit de comptabilité de pouvoir.
Rappelons que lorsque Togliatti [2] a prononcé l’amnistie pour faire sortir les fascistes de prison, juste après ce sont nos compagnons qui ont commencé à y entrer. Le pouvoir met toujours au point le processus d’alternance avec le contrepouvoir qui a perdu, mais il ne peut jamais instaurer un dialogue avec les révolutionnaires. Il n’y a pas moyen de s’entendre.

La critique est invoquée par ceux qui n’ont jamais su l’employer

Les mêmes analystes des desseins historiques du prolétariat, hautains et bombant le torse, sont maintenant en plein dans les affres de la critique. Eux qui avaient opté avec tant de sûreté pour la « critique des armes » et n’admettaient pas qu’on discute de l’usage stratégique correct d’un instrument qui était et reste valide (la lutte armée) semblent maintenant en proie au délire des larmes.
Dans la fougue destructrice de ce qu’ils avaient –y compris sans le vouloir– construit ; dans la hâte d’apparaître différents de ce qu’ils ont été au fond ; rejetant tout : les choses positives et les autres, négatives.
On sent qu’ils sont gênés dans leur nouvelle veste critique et que leur manière de s’accrocher à ce que leur passé récent et moins récent a produit n’a pas de sens et démontre l’inconsistance réelle de leur préoccupations théoriques.
Adroits dans le maniement des mots, ils pourraient peut-être embrouiller quelque compagnon plus ingénu, mais je ne pense pas qu’ils réussissent à convaincre ceux qui se rendent compte de la volte-face acrobatique qu’ils sont en train d’effectuer. Souples dans leur mode d’élaborer les mots, ils sont à présent également humbles et circonspects dans leurs propositions d’hypothèses : ces mêmes gens qui, il n’y a pas si longtemps, tiraient à vue contre quiconque hasardait une hypothèse différente de la leur en le condamnant comme provocateur.
La structure centrale de cette soi-disant critique vise à démontrer qu’au fond leur action n’a pas eu lieu, et que si ce fut le cas elle s’est limitée à bien peu, et que ce peu a été un abus causé par de mauvaises leçons, par la manie collective de la violence, par les illusions dérivant du vieux 68, etc.
Tout ceci porte une part de vérité mais, comme d’habitude, tend à rejeter l’aspect négatif en même temps que les choses positives. Un rejet global de ce type n’est pas une critique, c’est la plaidoirie d’un avocat, le verbiage d’un individu en difficulté qui veut à tout prix s’en tirer.
Et bien, que ce soit dit ainsi avec clarté, alors, et qu’on ne cherche pas à masquer son propre « désistement » derrière une « analyse critique » complexe.
Qu’on nous dise si certains aspects de la critique, comme par exemple la pesanteur unidimensionnelle du modèle armé, ont été emprunté à nos positions ; les autres aspects ne sont rien d’autre que l’inversion tragique de ceux qui finissent par dire aujourd’hui le contraire de ce qu’ils disaient avant, et ce sans en justifier les raisons de manière critique. Lorsque ces gens s’autoaccusent d’avoir trop « simplifié » la complexité sociale, ils ne disent rien en pratique, ils renient et basta. Ils n’expliquent pas –et ne peuvent expliquer– quel projet « non simplifié » ils proposent à présent pour l’action future.
Lorsqu’ils parlent d’une « crise » de la vulgate marxiste et tiers-mondiste, ils ne disent pas à quel autre outillage théorique ils se référeront demain, lorsque se terminera cette parenthèse des années de plomb, lorsqu’ils obtiendront, d’une manière ou d’une autre, ce « tous à la maison ». Peut-être à l’idéologie bien-pensante de Popper et de Feyerabend ? Peut-être à la critique de l’existant de Husserl ? Incapables de critique depuis toujours, ils sont à présent seulement en mesure de crier à la « nécessité » d’une critique, poussés par l’urgence de la partie adverse, mais ce qui en sort est un rejet en bloc, irrationnel et couru d’avance : un vomissement sur soi qui ne prélude rien de bon.

La lutte intermédiaire des révolutionnaires

En niant la faisabilité de l’amnistie, nous n’affirmons pas un vague maximalisme en dehors de la réalité mais, au contraire, nous cherchons à ramener la lutte actuelle aux termes de ses possibilités effectives.
Il a été affirmé que chaque instant passé en prison est un instant perdu de sa vie. Cela est vrai, comme le savent malheureusement par expérience ceux qui ont été incarcérés en risquant la perpétuité. Mais on doit ajouter qu’il faut s’imposer un dépassement de ce premier niveau de considérations. Dans le cas contraire, on ne comprendrait pas bien ce que nous attendions de la part de l’Etat lorsque nous lui avons crié en face –tous ensemble– ses quatre vérités ? Un poste de travail au cadastre ?
Ainsi, face à la plus que prévisible répression, chacun a fait ses comptes. Nous n’avons jamais été de ces aventuriers du flingue, fascinés par la violence pour la violence, entraînés dans un processus qui dans le nombre voyait la force et dans la force l’inéluctabilité de la victoire. Dans notre rébellion, il y a toujours eu une base de maturité révolutionnaire. En chacun de nous, pris singulièrement.
Ceci ne change rien au fait que nous devons trouver le chemin pour réduire le temps d’incarcération des camarades qui sont en prison. Il faut donc s’entendre sur les chemins qui sont praticables et ceux qui ne le sont pas, parce qu’ils requièrent un coût trop élevé, beaucoup plus élevé que la prison même.
Les véritables révolutionnaires n’ont jamais été opposés par principe aux luttes intermédiaires. Ils savent que ces luttes sont indispensables pour rapprocher le projet des conditions sociales qui le mettront en oeuvre. Il n’est pas possible de proposer un développement directement révolutionnaire à une situation de conflit social qui ne laisse entrevoir que certains aspects des contradictions qui le caractérisent, tandis que d’autres aspects, peut-être les plus importants, restent cachés. C’est pour cela que nous participons aux manifestations, à la contre-information, aux luttes dans les usines, les écoles, les quartiers. Pour chercher, d’une fois à l’autre, à les pousser vers des objectifs bien plus vastes que la simple revendication, l’information, le dissensus.
Pour nous, les luttes intermédiaires ne sont pas un but, il s’agit d’un moyen dont nous usons (parfois souvent) pour rejoindre un autre objectif : pousser à la rébellion. Ceci dit, nous n’admettons pas qu’on puisse en venir à pactiser avec le pouvoir. Fixer une négociation, marchander en bloc la liberté des compagnons en taule.
Nous ne sommes pas d’accord, parce qu’une telle contradiction ne serait pas une lutte intermédiaire, mais serait le début de la fin, serait sa propre fin en soi : la liberté des camarades payée par la liberté des camarades. Tous (ou quasi tous) dehors, mais dépouillés de tout, en premier chef de leur propre affirmation comme révolutionnaires, de leur dignité, de leur valeur humaine.
Il est faux d’affirmer –comme on l’a entendu– que la négociation d’aujourd’hui serait le prélude à la continuation des luttes de demain. Acceptant la négociation aujourd’hui, on pourrait demain au maximum lutter à l’intérieur du ghetto que le pouvoir nous assignera. Le ghetto des anciens combattants d’une faillite, d’une défaite, d’une reddition.
Il est faux d’affirmer –comme on l’a entendu– que si on ne négocie pas immédiatement cette reddition, les luttes de demain seraient condamnées à la répétition maniaque du schéma déjà vu de la lutte armée. A qui peut bien venir à l’esprit une telle balourdise ?
Les luttes du futur seront bien diverses si on tient compte des erreurs et des points positifs. Dans le cas où nous devions tout perdre en une reddition sans conditions, notre passé n’existera plus, sinon sur les photos à usage et consommation des frissons de salon de la bourgeoisie de la prochaine fin de siècle.
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PostSubject: contre l’Amnistie (2)   Alfredo M. Bonanno. I_icon_minitimeTue 06 Oct 2009, 4:37 pm

La misérable perspective du collaborationnisme

Ils nous appellent à la raison et à la réflexion. Ils nous invitent à ne pas être les mauvais garçons de toujours, à comprendre comment vont les choses. Ils nous invitent à la collaboration.
D’un côté (celui du pouvoir), les bras sont ouverts, même si le prix initial de la négociation reste encore exorbitant. D’un autre côté (celui de l’ex contre-pouvoir imaginaire) les bras sont non moins ouverts et on ne cherche même pas à nous faire une réduction.
L’urgence biologique devient un fait prioritaire. La solitude physique et morale de 4 000 camarades signifie une montagne sur nos épaules, mais ne peut pourtant nous faire bouger d’un millimètre. Nous ne sommes pas des irréductibles de l’erreur, mais de l’évaluation critique.
Nous ne voulons pas collaborer parce que nous croyons en nos idées et en notre capacité à transformer la réalité, ce n’est pas parce que nous croyons en ce que nous avons été que nous pensons qu’une modification n’est pas possible. Nous ne sommes pas des adorateurs imbéciles d’un modèle considéré comme une vérité. Mais nous ne sommes pas non plus des collabos qui basent leur conviction sur une critique élaborée dans les bureaux du ministère de l’Intérieur.
En collaborant, on nous consigne en bloc à l’ennemi, on ne propose pas une alternative pour répandre la lutte ailleurs. Il n’y aura jamais un « ailleurs » pour les collabos. Ils porteront toujours avec eux leur propre passé, emballé dans la merde de leur présent.

• Dans la proposition d’amnistie, il y a le refus d’aller de l’avant

On ne peut résoudre aucun problème à l’intérieur de la structure capitaliste. Les prisons doivent être abattues totalement et définitivement. On ne peut pas négocier une libération partielle.
Certes, nous pouvons imposer une condition d’intolérabilité telle à l’Etat que –de lui-même– il en vienne à une solution partielle du problème. Mais cela n’est pas une négociation post-révolutionnaire, il s’agit d’un moment du conflit. La reddition doit venir de la part de l’Etat. Nous n’avons pas l’illusion qu’elle puisse être totale, mais c’est une manière comme une autre pour lui d’en venir à pactiser. De cette manière, si, c’est possible. Et c’est le mouvement réel qui doit imposer ce pacte de fait, l’affrontement de classe, pas la décision d’une minorité qui se met en accointance avec ces franges réformistes prêtes à exploiter n’importe quelles occasions pour prendre le large dans leur stratégie de pouvoir.
Ça ne doit pas être nous qui demandons l’amnistie pour les 4 000 prisonniers politiques. Nous devons demander (ou imposer ?) l’abolition de la prison pour tous, la suppression définitive du concept d’ « homme prisonnier ». Et c’est dans le cours de la lutte pour imposer cette méthode du « tout et tout de suite » que l’Etat peut décider d’en venir à pactiser, de concéder une quelconque diablerie légale qui peut aussi bien se nommer amnistie ou remise de peine généralisée [indulto], suspension de la peine ou travail social, ou n’importe quelle autre chose. Il nous reviendra ensuite –sur la base de l’évaluation des conditions de l’affrontement– de l’accepter plus ou moins.
L’énorme pression morale de 4 000 corps qui sont pratiquement en train de mourir isolés ne peut pas nous faire fermer les yeux devant l’évidence. En choisissant la voie de la tractation, de la négociation avec l’Etat, nous ne réussirons jamais à les tirer réellement dehors. Nous sortirons 4 000 simulacres de femmes et d’hommes qui iront se nicher dans une dimension dans laquelle ils retrouveront toujours les barreaux d’une autre prison : la prison de leur inutilité, de leur vide, du fait de se sentir en permanence « ailleurs », en un endroit où ils ont abandonné leur identité de révolutionnaires.
Il faut renverser l’ignoble théorème qui nous est proposé, négocier la libération des camarades pour reprendre la lutte, dans l’affirmation beaucoup plus logique et conséquente : reprendre la lutte pour imposer la libération des camarades.
Et cette reprise ne doit pas être la répétition maniaque des modèles monolithiques du parti armé, mais un développement critique dans d’autres directions.

[Traduit de l’italien dans Cette Semaine N°94. Extraits de Alfredo M. Bonanno, E noi saremo sempre pronti a impadronirci un’altra volta del cielo. Contro l’amnistia, ed. Anarchismo, 1984, pp. 17-23 & p.41]
Notes
[1] Les gibelins étaient les partisans des Empereurs d’Allemagne en Italie, opposés aux guelfes qui soutenaient la papauté.

[2] Ndt. Palmiro Togliatti (1893-1964), membre dirigeant du Parti communiste italien, se réfugie à Moscou en 1926 devant le fascisme. Il intègre l’exécutif de l’Internationale Communiste (IC) dont il est délégué pour l’Espagne en 1937 avant de défendre le pacte germano-soviétique. Revenu en Italie en 1944 une fois les Alliés débarqués, il devient plusieurs fois ministre, dont ministre de la Justice et des Grâces de juin 1945 à juillet 1946. Il propose et fait appliquer l’amnistie du 22 juin 1946 qui fait sortir 7 000 fascistes incarcérés (dont d’ex-ministres et nombre de bourreaux et responsables notoires). A l’inverse, les anarchistes et autres partisans dissidents du PCI effectueront jusqu’à 30 ans de prison pour des « délits » commis contre des fascistes.
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PostSubject: Détruisons le travail   Alfredo M. Bonanno. I_icon_minitimeTue 06 Oct 2009, 4:39 pm

Par Alfredo M. Bonanno



Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et conformes à l’intérêt général : la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail - c’est-à-dire de ce dur labeur du matin au soir - que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, et la soustrait à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi, une société où l’on travaille sans cesse durement, jouira d’une plus grande sécurité : et c’est la sécurité que l’on adore maintenant comme divinité suprême. - Et voici (ô épouvante !) que c’est justement le « travailleur » qui est devenu dangereux ! Les « individus dangereux » fourmillent ! Et derrière eux il y a le danger des dangers - l’individuum !

F. Nietzsche, Aurore

(...) Le travail est plus loin de moi que mon ongle l’est de mon œil. Merde pour moi ! Merde pour moi ! (...)
Quand vous me verrez manger positivement de la merde, alors seulement vous ne trouverez plus que je coûte cher à nourrir !...

A. Rimbaud, Lettre à Verlaine

Le travail est un sujet qui revient de façon de plus en plus pressante dans les journaux, dans les cours et les conférences universitaires, dans les homélies papales, dans les débats politiques électoraux et même dans les articles et les pamphlets écrits par les copains.

Les grandes questions qui se posent sont les suivantes : comment faire face au chômage croissant ? Comment redonner un sens au caractère professionnel du travail pénalisé par le développement néo-industriel ? Comment trouver des voies alternatives au travail traditionnel ? Comment, et c’est surtout cette question qui intéresse la plupart des copains, abolir le travail ou le réduire au minimum indispensable ?

Disons tout de suite que ces questions ne sont pas les nôtres. Nous ne sommes pas intéressés par les préoccupations politiques de ceux qui considèrent le chômage comme un danger pour l’ordre et la démocratie. Nous ne sommes pas non plus concernés par la nostalgie du manque de professionnalisme. Nous sommes encore moins enthousiasmés par les réformateurs du travail à la chaîne ou du travail intellectuel régi par la planification industrielle avancée. De même, nous ne sommes pas concernés par l’abolition du travail ou sa réduction à un minimum tolérable dans une vie ainsi imaginée pleine et heureuse. Derrière tout cela il y a toujours les griffes de ceux qui veulent organiser notre existence, penser pour nous ou nous suggérer poliment de penser comme eux.

Nous sommes pour la destruction du travail. Procédons dans l’ordre : notre position est totalement différente et c’est ce que nous tenterons d’expliquer.

La société post-industrielle, dont on parlera ensuite, a résolu le problème du chômage, du moins dans une certaine mesure, en déplaçant les forces de travail vers des secteurs flexibles, faciles à manipuler et à contrôler. Dans les faits, la menace sociale du chômage croissant est plus théorique que pratique. Elle est utilisée comme mesure de dissuasion politique, pour décourager de larges couches d’opinion dans leur tentative d’organisation. Les choix de programme du néolibéralisme, notamment au niveau international, échappent ainsi à une remise en question. Le travailleur qualifié est plus facilement contrôlable dans son rôle, lié à son poste de travail et à la carrière dans son unité de production (contrôlable partout et même par les autorités ecclésiastiques). Pour garder ce contrôle, on insiste sur la nécessité de donner du travail. Le chômage en soi ne met pas en danger la production, c’est au contraire l’expérience de la flexibilité, désormais indispensable aux organisations professionnelles, qui pourrait être une source de danger. En dépouillant le travailleur de son identité sociale, il découle sans doute une désagrégation sociale qui rend plus difficile un contrôle à moyen terme. Cette perte de contrôle est la source des jérémiades institutionnelles sur le chômage.

Pour la même raison, les intérêts du système de production dans son ensemble ne permettent plus une préparation professionnelle de haut niveau, du moins pour la majorité des travailleurs. L’ancienne demande de professionnalisme a été remplacée par l’actuelle demande de flexibilité, c’est-à-dire une adaptation à des fonctions de travail en mutation permanente, à des changements d’entreprise, bref, à une vie qui se modifie en fonction des besoins des employeurs. A l’école déjà, on programme ce genre d’adaptations, en évitant de fournir des éléments culturels à caractère institutionnel qui constituaient, autrefois, le bagage minimum technique pour atteindre le vrai professionnalisme. De hauts niveaux de professionnalisme ne sont nécessaires que pour quelques milliers d’individus formés par des post-grades universitaires, parfois aux frais des grandes entreprises qui cherchent ainsi à s’accaparer les sujets les plus disposés à subir un endoctrinement et, par conséquent, un conditionnement.

Dans un récent passé, le monde du travail suivait une voie univoque caractérisée par une discipline de fer, de la rentabilité des chaînes de montage aux contrôles assidus préventifs et subséquents des cols blancs jusqu’à l’archivage de fiches et aux licenciements dus à des comportements hors norme. Pour garder un poste de travail il fallait s’assujettir, acquérir une mentalité de type militaire, apprendre des pratiques parfois complexes, parfois simples, appliquer ces pratiques, s’identifier à elles, penser que sa personne, son mode de vie, ses idées et ses relations, bref tout ce qu’il y a de plus important au monde se résumerait à ces pratiques. Le travailleur vivait dans l’entreprise, avait des rapports amicaux avec ses collègues de travail, parlait de problèmes de travail pendant son temps libre, fréquentait le dopolavoro et partait en vacances en familles avec les collègues de travail. Pour compléter le tableau, surtout dans les grandes entreprises, des excursions périodiques, entre autres, étaient organisées pour lier les diverses familles ; les enfants fréquentaient des écoles qui étaient quelquefois financées par l’entreprise et lorsque leurs parents prenaient leur retraite, l’un d’eux prenait leur place. Ainsi, la sphère du travail englobait, sans bavures, toute la personnalité du travailleur et de sa famille, en lui dictant de cette manière une identification totale à l’entreprise. Témoins, les dizaines de milliers d’ouvriers de chez Fiat qui étaient supporters de la Juventus, l’équipe de football turinoise présidée par Agnelli. Cette époque, caractérisée par son homogénéité et par ses projets d’uniformité, est dépassée, bien que quelques résidus continuent à exister. Elle est remplacée par une période où le travail est provisoire et incertain, où l’indétermination du futur devient fondamentale, où le professionnalisme est absent. Le travailleur perd toute référence à cause de l’absence de nouveaux projets et d’intérêts concrets autres que gagner sa vie ou rembourser sa maison.

Auparavant, la fuite du travail se traduisait par la recherche d’une façon alternative de travailler et par la réappropriation de la créativité productive que le mécanisme capitaliste avait extorquée.

Le modèle suivi était celui du refus de la discipline, le sabotage sur la ligne de production - considéré comme le ralentissement d’une cadence oppressante -, la recherche de pauses à l’aliénation. Ainsi, le temps libre non institutionnalisé, mais dérobé au contrôle attentif de l’entreprise, était chargé d’une valeur alternative. Pour respirer il fallait sortir des rythmes carcéraux de l’usine ou du bureau. Cette condition ne correspond plus à l’organisation productive actuelle et encore moins à ses projets de développement.

Cette condition ne se distinguait pas spécialement des structures des premières usines. En Grande-Bretagne, l’accumulation du Grand Capital pendant plus de deux siècles de piraterie avait permis la mise en place des fabriques de textiles où la main d’œuvre fuyant la campagne anglaise et écossaise était pour la première fois enfermée en masse. Ces conditions empoisonnaient le goût du temps retrouvé. En d’autres mots, on ne récupérait le temps qu’en termes d’économie de fatigue physique, et non pas parce qu’on savait où on voulait faire autre chose en dehors de son propre travail. Et cela aussi, parce qu’on tenait à son travail ce qu’on y était lié jusqu’à la mort. Même les hypothèses révolutionnaires de l’anarcho-syndicalisme ne remettaient pas en question le temps retrouvé, au contraire elles étaient chargées de significations libératrices, de sorte que le syndicat avait la tâche de construire la société libre de demain à partir des mêmes catégories professionnelles qu’hier.

Il y a encore quelques années, l’abolition du travail signifiait l’élimination du labeur, la création d’un travail alternatif facile et agréable et dans les thèses les plus avancées, selon une vision plus utopique et singulière, sa substitution par le jeu. Mais un jeu engagé, avec des règles et capable de donner à l’individu une identité en tant que joueur. L’analyse de la catégorie logique du jeu a même été menée bien au-delà du jeu réglementé, comme par exemple les échecs, et a été élargie jusqu’au concept de jeu en tant que comportement ludique de l’individu, un jeu en tant qu’expression des sens, en tant qu’érotisme et sexualité, en tant que libre expression de soi-même dans le domaine du gestuel, du manuel, de l’art de penser et de toutes ces choses ensemble.

On s’est certainement inspiré des géniales intuitions de Fourier, qui ne s’éloignait pas de l’hypothèse benthamienne : en poursuivant l’intérêt personnel on obtient indirectement et sans le vouloir un plus grand intérêt collectif. Il est vrai que Fourier, le bon commis voyageur, a mis à profit ses expériences individuelles afin de créer un incroyable réseau de relations sociales fondé sur les affinités, cependant, bien qu’il s’agisse d’un fait très intéressant, il n’échappe pas aux règles essentielles du travail comme organisation globale de contrôle, voire de production dans un sens capitaliste.

Cela montre que le travail libéré n’amène pas à l’abolition du travail ; il faut entamer un processus de destruction. Voyons pourquoi.

C’est le capital même qui a démantelé à temps la formation de production désormais inadaptée, dérobant au travailleur son identité. Il a ainsi rendu ce dernier « hors course » sans qu’il puisse s’en apercevoir. Et maintenant le capital cherche à injecter en lui toutes les caractéristiques extérieures de la liberté formelle. La liberté de parole et d’habillement, la diversification des tâches, le modeste engagement intellectuel requis, la sécurité des procédures et leur standardisation assistée par des manuels faciles à suivre, le ralentissement du temps de travail, le remplacement des procédures répétitives par la robotique, la séparation progressive entre l’unité de travail et le producteur, tout cela crée un modèle différent qui ne correspond pas à celui du travailleur des générations passées.

En récupérant le temps qui nous est pris, on prend possession d’unités temporelles supplémentaires qui s’inséreraient de plein droit dans le nombre de plus en plus croissant d’autres unités discrétionnaires de suspension de travail que l’employé refuse de comprendre. Il n’en découlerait qu’une augmentation de la panique, plutôt que la possibilité de s’occuper d’un projet qui remplacerait le travail de production pour des tiers. Les théoriciens révolutionnaires ont toujours montré le besoin d’une quantité de travail beaucoup moins importante que celle qui est obligatoire aujourd’hui pour percevoir un salaire, en revanche, de nos jours, c’est le capitalisme post-industriel qui s’est approprié ce sujet dans des congrès et des réunions visant à restructurer la production.

Abolir le travail signifie le substituer par des quotas de travail réduits au minimum et destinés à des productions utiles. Nous ne pouvons pas accepter cette hypothèse dans la mesure où elle ne se différencie pas du capital. En effet, la différence n’est que dans ses temps de réalisation alors que les méthodes de réalisation restent les mêmes. Lutter pour une réduction, bien que considérable, par exemple la semaine de vingt heures, n’a pas un sens révolutionnaire car il ouvre une voie à la solution de certains problèmes du capital et non pas à une libération possible pour tous. Le chômage en tant que facteur de pression, même minime, en trouvant comme nous l’avons vu, assez de soupapes dans l’organisation différente de travaux marginaux, semble être pour l’instant le seul moteur de la formation productive capitaliste qui pousse à la recherche de solutions opérationnelles pour la réduction de l’horaire de travail ; mais, dans un avenir pas très lointain, d’autres motifs pourraient naître de la nécessité de produire moins, surtout dans une situation internationale d’équilibres militaires qui n’oppose plus deux grandes puissances.

La soupape du bénévolat dont on ne discute pas assez mais qui est, pourtant, un sujet qui mériterait toute notre attention, pourrait fournir une des solutions opérationnelles pour la réduction de l’horaire de travail sans que les masses, rendues orphelines du contrôle d’un tiers de leur journée, doivent organiser leur temps retrouvé. Dans cette optique, le problème du chômage n’est plus la crise la plus grave du système productif actuel, mais une forme pertinente quant à la structure de celui-ci, une forme qui peut être institutionnalisée et récupérée dans le temps libre pour un projet réalisé toujours dans le cadre de la production et à travers des structures créées à cet effet. Dans cette logique, le mouvement de la crise est intégré dans le capitalisme post-industriel comme système homogène. Cette crise n’existe pas car elle s’est transformée en un des moments du processus productif.

Les modèles alternatifs fondés sur le système D s’estompent : les petits travaux artisanaux, les petites entreprises fondues sur l’auto production, les ventes ambulantes de bijoux faits main. Dans l’ombre des petites boutiques sans air ni lumière, des tragédies humaines infinies ont eu lieu ces 20 dernières années. Tant de forces réellement révolutionnaires ont été piégées par des illusions qui demandaient non pas un travail individuel normal mais une surexploitation, d’autant plus lourde qu’elle était liée à la volonté de l’individu de mener la barque, de démontrer qu’il existait des voies différentes au travail d’usine. Maintenant, avec les restructurations du capital, nous avons vu que ce modèle « alternatif » est justement celui qui est suggéré au niveau institutionnel pour sortir de la crise. Et toujours prêtes à ignorer de quel côté le vent tourne, d’autres forces potentiellement révolutionnaires se renferment dans des laboratoires électroniques et dans leurs boutiques sans air ni lumière pour se surcharger de travail et démontrer que le capital, une fois de plus, a eu raison d’eux.

Pour résumer le problème en une formule, nous pourrions dire que, autrefois, le travail donnait une identité sociale au travailleur et cette identité associée à celle du citoyen constituait le sujet parfait. Ainsi, la fuite du travail était une tentative totalement révolutionnaire visant à se libérer d’une situation étouffante. Aujourd’hui, la seule réponse en opposition au travail est sa destruction, en créant des projets, un avenir et une identité sociale tout à fait nouveaux et opposés aux tentatives d’anéantissement mis sur pied par le capitalisme post-industriel qui ne fournit plus l’identité sociale au travailleur, mais qui cherche à l’utiliser de manière généralisée et indifférenciée, sans aucune perspective d’avenir.

Le travailleur conscient, pour réduire la souffrance du travail, faisait autrefois recours à diverses dissimulations afin de faire face à l’exploitation brutale et immédiate (on pourrait écrire des centaines de pages sur ce sujet) ; ces méthodes sont devenues aujourd’hui une pratique courante du capital qui propose, voire impose, des fragmentations des unités de travail, des temps réduits et flexibles, des propositions venant des travailleurs sur les conditions de travail, la participation aux décisions d’entreprise, des assemblées décisionnelles sur des aspects particuliers de la production, la création d’îlots autonomes qui se considèrent clients mutuellement, la compétitivité qualitative, etc. Les outils de la substitution du travail classique, uniforme et monolithique ont atteint, désormais, des niveaux qui ne sont plus contrôlables par la conscience individuelle. Le travailleur risque en permanence de tomber dans un piège difficilement repérable qui le contraint à négocier quelques arrangements au détriment de sa combativité devenue seulement potentielle. De tels arrangements, qui autrefois étaient définis par les travailleurs, faisant donc partie du grand mouvement de lutte contre le travail, sont aujourd’hui des aspects du travail caractérisé par la récupération et le contrôle. Si nous devons jouer avec notre vie et dans notre vie, nous devons apprendre à le faire et fixer nous-mêmes les règles du jeu, ou alors définir ces règles de sorte qu’elles soient claires pour nous et qu’elles soient des labyrinthes incompréhensibles pour les autres. Nous ne pouvons affirmer de façon générale que le jeu réglementé est encore un travail (ce qui est vrai d’ailleurs, comme nous l’avons dit), si l’on croit que lorsque ces règles disparaissent, il s’agirait d’un jeu libre, donc, libérateur. L’absence de règles n’est pas un synonyme de liberté. La présence de règles imposées dont l’exécution est soumise au contrôle et aux sanctions est synonyme d’esclavage.

Le travail a toujours été cela et il ne pourra jamais être autre chose, pour toutes les raisons présentées auparavant et pour celles que nous avons oublié de mentionner. Mais l’absence de règles peut être une tyrannie différente et probablement pire. Si le libre accord est une règle, je veux la respecter et j’attends aussi que mes copains la suivent : surtout s’il s’agit du jeu de ma vie et lorsque ma vie est en jeu. L’absence de règles m’exposerait à la tyrannie de l’incertitude. Si aujourd’hui celle-ci me donne ma dose d’adrénaline quotidienne, demain elle ne me satisfera certainement pas.

De plus, les règles librement choisies construisent mon identité, mon existence parmi les autres, mais aussi mon individualité consciente et disposée à s’ouvrir aux autres, à vivre dans un monde peuplé d’êtres libres et vitaux, capables de décider seuls leurs propres choix. Cela est encore plus valable dans un monde qui tend vers la liberté apparente d’une absence de règles rigides, du moins dans le domaine de la production. Il est nécessaire de réaliser son propre projet de destruction du travail, pour ne pas se faire envoûter une fois de plus par des horaires de travail réduits, flexibles, programmables à souhait, par les congés payés, exotiques, personnalisés, pour ne pas se laisser tromper par des augmentations de salaire, par les retraites anticipées, par les financements gratuits des initiatives individuelles. Il ne faut pas se limiter à réduire les dégâts, car le capital même a intérêt à le faire, pour garder en vie non pas une main-d’œuvre moins stressée, mais un répondant à l’offre de marché, c’est-à-dire une demande passablement soutenue.

Certaines réflexions qui semblaient dépassées redeviennent actuelles.

Détruire une mentalité n’est pas possible. Les actions entreprises par les partis, les syndicats et les regroupements anarcho-syndicalistes ne pouvaient pas détruire la mentalité professionnelle vu qu’elles agissaient de 1’extérieur. Le sabotage ne pouvait pas y arriver non plus. Lorsqu’on y faisait recours, il ne servait que comme moyen d’intimidation contre les patrons, un signe de lutte plus avancée que la grève, pour faire savoir qu’on était plus décidé que les autres mais qu’on était toujours prêts à suspendre l’attaque dès que les revendications seraient acceptées.

Le sabotage reste destructeur, il ne touche pas indirectement le profit, comme la grève, mais il attaque directement le processus de production, à la source ou à l’embouchure, dans ses moyens de production ou dans les produits finis, cela n’a pas d’importance, il frappe la réalisation en cours ou déjà terminée. Cela signifie que, indépendamment de l’existence du rapport de travail, ce moyen ne frappe pas seulement pour obtenir quelque chose, mais aussi et principalement, pour détruire. L’objet détruit, - des moyens de production aux produits finis - tout en restant la propriété du capital, si l’on réfléchit bien, représente le travail ; il s’agit, en effet, de ce qui a été obtenu et produit par le travail, aussi bien les moyens de production que les produits finis. Voilà que, aujourd’hui seulement, nous comprenons mieux l’horreur qu’éprouvaient beaucoup de travailleurs face aux actes de sabotage. Je me réfère à ces travailleurs qui avaient acquis une identité sociale difficile à effacer après une vie de dépendance totale. J’ai vu personnellement des travailleurs qui pleuraient en voyant leur usine partiellement détruite, car dans ce lieu de mort se détruisait une partie considérable de leur vie, qui, tout en étant misérable et méprisable, était la seule qu’ils connaissaient, la seule dont ils avaient fait l’expérience.

Bien sûr, pour attaquer la mentalité professionnelle il faut avoir un projet, donc une identité définie, une conscience de nos actes considérés et vécus comme un jeu. Et le sabotage est un jeu fascinant, mais il ne peut pas être le seul. Il faut disposer d’une panoplie de jeux, variés et souvent contrastés, afin d’éviter que la monotonie de l’un d’eux ou de leurs règles se transforme en un travail ennuyeux et répétitif. Faire l’amour est aussi un jeu, mais on ne peut pas le faire du matin au soir, le banaliser, nous envelopper dans un assoupissement qui, si d’un côté provoque un agréable bien-être, de l’autre avilit.

Même le fait d’aller prendre l’argent là où il se trouve est un jeu qui a ses propres règles et qui peut dégénérer dans le professionnalisme et devenir, donc, un travail à plein temps avec toutes ses conséquences. Mais c’est un jeu intéressant et utile s’il est considéré dans l’optique d’une conscience mature, qui n’accepte pas les équivoques d’une consommation toujours prête à avaler ce qu’on a réussi à soustraire au processus économique global. Dans ce cas aussi, il faut dépasser la barrière morale qui a été élevée en nous, il faut provoquer une fracture capable de se poser au-delà du problème. Saisir la propriété des autres, même pour un révolutionnaire, est un acte risqué au niveau légal et moral. Ce dernier aspect mérite une explication, car il s’agit de dépasser l’obstacle qui faisait pleurer le vieil ouvrier devant l’usine endommagée.

La sacralité de la propriété nous a été inculquée dès l’enfance et nous ne pouvons nous en libérer facilement. Nous préférons nous prostituer pour toute la vie à l’employeur, pour avoir la conscience tranquille, pour savoir que l’on a accompli notre devoir, qu’on a contribué, toutes proportions gardées, à la production du PNB pour laisser finalement les politiciens sans scrupules, qui pensent au destin de la nation, s’emparer de ce que nous avons accumulé péniblement.

Notre projet doit être la destruction du travail dont l’aspect essentiel est la créativité poussée au maximum. Qu’est-ce que nous ferons avec l’argent de toutes les banques que nous pourrons dévaliser si ensuite la seule chose que nous sachions faire est de nous acheter une grosse voiture, avoir une belle maison, aller en boîte de nuit, nous remplir de besoins inutiles et nous ennuyer à mort jusqu’au prochain hold-up. Ce sont des choses que font de façon systématique beaucoup de bandits que j’ai connus en prison. Si tous les copains qui n’ont jamais eu d’argent dans leur vie pensent que c’est là la voie pour satisfaire leurs caprices, qu’ils le fassent ; ils trouveront les mêmes désillusions que dans n’importe quel autre travail, peut-être moins rentable à court terme, mais certainement moins dangereux à long terme.

Considérer le refus du travail comme l’acceptation apathique de la non-activité est une conséquence de l’idée erronée que tous les esclaves du travail se font de ceux qui n’ont jamais travaillé dans leur vie. Ces derniers, c’est-à-dire les soi-disant privilégiés de naissance, les héritiers des grands patrimoines, sont presque toujours des travailleurs acharnés qui engagent leurs forces et leur talent pour exploiter les autres et accumuler encore plus de richesses et plus de prestige. Même si l’on se limitait aux nombreux exemples de dissipateurs de patrimoines dont la presse de boulevard ne fait pas défaut, nous devrions quand même admettre que cette méprisable engeance entretient des relations sociales ennuyeuses et alimente sa peur d’être victime d’agressions et d’enlèvements. Là aussi il s’agit d’un vrai travail réalisé selon des règles imposées, où l’exploiteur de ces exploiteurs est chaque fois sa propre libido et sa propre peur.

Mais je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup qui considèrent le refus du travail comme l’acceptation de l’ennui mortel, de la non-activité, qui sont en permanence sur la défensive pour éviter les pièges de ceux qui pourraient les solliciter à faire quelque chose même si ce n’est pas par nécessité, mais au nom de l’idéal, de l’amour, de l’amitié ou de toute autre diablerie capable de nuire à cet état de satisfaction totale. Une situation de ce genre n’a aucun sens.

Au contraire, je pense que le refus du travail peut être identifié avant tout au désir de faire ce que l’on aime le plus, transformer de façon qualitative l’activité imposée en activité libre, en action. Mais la condition d’activité libre n’est pas réalisée une fois pour toutes. Elle ne peut jamais être liée à une situation externe, comme l’annonce d’un grand héritage ou les bénéfices d’un hold-up. Ces faits peuvent être l’occasion, l’accident plus ou moins recherché, plus ou moins voulu, qui peuvent aider ou perfectionner un projet en cours, et non pas la condition déterminante pour son achèvement.

Au cas où ce projet créatif serait incomplet, non satisfaisant en tant que choix de vie, aucune somme d’argent ne pourra jamais nous libérer de la nécessité de travailler, c’est-à-dire d’être forcés d’agir, poussés par un nouveau besoin qui n’est pas celui de la misère mais celui de l’ennui ou de la condition sociale acquise ou du désir d’avoir des parts de richesse de plus en plus grandes ou toute la série de symboles de la condition sociale adaptée à la nouvelle richesse acquise.

Nous pouvons sortir de ce dilemme par l’approfondissaient de notre propre projet créatif ou, en d’autres termes, par la réflexion sur ce que nous voulons faire de notre vie et des moyens qu’on acquiert en ne travaillant pas. Si l’on veut détruire le travail, il faut construire des parcours d’expérimentation collectifs et individuels qui ne tiennent compte du travail que pour l’exclure de l’ensemble des possibilités réelles.

Il y a une sauvagerie toute indienne, particulière au sang des Peaux-Rouges, dans la façon dont les Américains aspirent à l’or ; et leur hâte au travail qui va jusqu’à l’essoufflement - le véritable vice du nouveau monde - commence déjà, par contagion, à barbariser la vieille Europe et à propager chez elle un manque d’esprit tout à fait singulier. On a maintenant honte du repos ; la longue méditation occasionne déjà presque des remords. On réfléchit montre en main, comme on déjeune, les yeux fixés sur le courrier de la Bourse, - on vit comme quelqu’un qui craindrait sans cesse de « laisser échapper »quelque chose. « Plutôt faire n’importe quoi que de ne rien faire » - ce principe aussi est une corde propre à étrangler tout goût supérieur. Et de même que toutes les formes disparaissent à vue d’œil dans cette hâte des travailleurs, de même périssent aussi le sentiment de la forme, l’oreille et l’œil pour la mélodie du mouvement. La preuve en est dans la lourde et grossière précision exigée maintenant partout, chaque fois que l’homme veut être loyal vis-à-vis de l’homme, dans ses rapports avec ses amis, les femmes, les parents, les enfants, les maîtres, les élèves, les guides et les princes, - on n’a plus ni le temps, ni la force des cérémonies, pour la courtoisie avec des détours, pour tout esprit de conversation, et, en général, pour tout otium. Car la vie à la chasse du grain force sans cesse l’esprit à se tendre jusqu’à l’épuisement, dans une constante dissimulation, avec le souci de duper ou de prévenir : la véritable vertu consiste maintenant à faire quelque chose en moins de temps qu’un autre. Il n’y a, par conséquent, que de rares heures de probité permise : mais pendant ces heures on est fatigué et l’on aspire non seulement à « se laisser aller », mais encore à s’étendre lourdement de long en large. C’est conformément à ce penchant que l’on fait maintenant sa correspondance ; le style et l’esprit des lettres seront toujours le véritable « signe du temps ». Si la société et les arts procurent encore du plaisir, c’est un plaisir tel que se le préparent des esclaves fatigués par le travail. Honte à ce contentement dans la « joie » chez les gens cultivés et incultes ! Honte à cette suspicion grandissante de toute joie ! Le travail a de plus en plus la bonne conscience de son côté : le penchant à la joie s’appelle déjà « le besoin de se rétablir », et commence à avoir honte de soi-même. « On doit cela à sa santé » - c’est ainsi que l’on parle, lorsque l’on est surpris pendant une partie de campagne. Oui, on en viendra bientôt à ne plus céder à un penchant vers la vie contemplative (c’est-à-dire à se promener, accompagné de pensées et d’amis) sans mépris de soi et mauvaise conscience. - Eh bien ! autrefois, c’était le contraire : le travail portait avec lui la mauvaise conscience. Un homme de bonne origine cachait son travail quand la misère le forçait à travailler. L’esclave travaillait accablé sous le poids du sentiment de faire quelque chose de méprisable : - « le faire » lui-même était quelque chose de méprisable. « Seul au loisir (otium) et à la guerre (bellum) il y a noblesse et honneur » : c’est ainsi que parlait la voix du préjugé antique !

F. Nietzsche, Le gai savoir

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