Les premiers craquements notables de cet état de fait se produisent au
sommet de l'édifice du pouvoir, en particulier lors de la lutte de la
princesse Sophie pour la conquête du trône contre son frère, le futur
Pierre le Grand. Sophie terminera sa vie dans un couvent mais cette lutte
aura ouvert la voie à une série de tsarines dont la plus célèbre,
Catherine, sera au XVIIIème siècle à l'origine de la création de
l'institut Smolny pour l'éducation de jeunes filles nobles. Mais tout va
s'accélérer au milieu du XIXème siècle, parallèlement à la pénétration des
idées révolutionnaires dans le pays. On doit alors au mouvement nihiliste
l'apparition d'une position de rupture idéologique globale qui va
consister en un rejet total de la culture ancestrale. Ce mouvement au
départ purement intellectuel n'admettait strictement rien de l'héritage du
passé ("nihil" = rien). Il sera à l'origine de quelque chose de
radicalement nouveau : les individus des deux sexes vont mener sur un pied
d'égalité la lutte pour l'émancipation.
Dès lors dans les groupes révolutionnaires qui vont passer à l'action
contre le régime - les populistes d'abord puis les socialistes et
anarchistes ensuite - on verra des femmes qui prendront leur part dans le
combat terrible qui sera mené contre le despotisme L'une d'entre elles,
Sofia Perovskaïa, participera à l'attentat de 1881 qui mettra fin à la vie
du tsar Alexandre II. Elle sera exécutée avec quatre de ses camarades.
Cette égalité politique homme-femme, qui se réalise concrètement grâce à
cette négation des traditions, est un fait crucial. Elle contient en elle
la destruction du vieux monde tsariste qui dès ce moment est condamné et
ne mettra pas quarante ans à s'écrouler. Car cette égalité des sexes,
issue d'un travail idéologique de rupture, est un élément qui mesure la
pénétration de la culture révolutionnaire. Cette culture a traversé toute
la mosaïque des populations qui habitent l'immense territoire russe et
dans les groupes révolutionnaires, les hommes et les femmes mais aussi les
croyants et les athées, ont rejeté leurs différences culturelles, ont
rejeté la division imposée par le pouvoir : ces faits préfiguraient
l'unité réelle de la population ouvrière et paysanne qui sera une
condition de son passage à l'action directe et massive dès 1905 et ce
jusqu'à la chute de la tyrannie tsariste en Février 1917. Dans les moments
historiques de lutte contre la domination, comme en Russie à partir de
1880, se détachent des figures de femmes anonymes ou célèbres, telles
Maria Spiridonova, leader du parti socialiste révolutionnaire russe, qui
ne sont que la face visible d'une profonde prise de conscience. A
contrario leur défaut d'implication ou leur marginalisation de la lutte
sociale est un indicateur du conservatisme ambiant ou des progrès de la
réaction.
On retrouve exactement les mêmes symptômes dans l'Espagne révolutionnaire
de 1936, avec l'apparition dans les combats de femmes du peuple libres et
armées. Ce n'est pas un hasard si la campagne réactionnaire pour la
militarisation des colonnes anarchistes et révolutionnaires débuta par une
attaque en règle des miliciennes qui y combattaient. Cette propagande
touchait un point sensible des "cultures ibériques originelles", un point
qui n'avait pas encore été suffisamment anéanti, celui de la place de la
femme dans la société. Ainsi dans la presse de la bourgeoise communiste ou
socialiste on commença à traiter ces miliciennes de prostitués et de
syphilitiques. Puis après un recentrage de l'organe de la CNT catalane
"Solidaridad obrera" on put lire des insinuations identiques en faveur du
retour à l'ordre sexuel. Quand, dans "Mujeres libres", organe des femmes
anarchosyndicalistes jaillira le mot d'ordre explicite "Los hombre al
frente, las mujeres al trabajo" [2] et qu'après quoi la dernière
milicienne déposa son fusil pour rentrer à la maison cela en était aussi
fini de la révolution espagnole.
La conclusion est simple : pas de liberté des femmes sans rejet des
traditions oppressives !
Nanard
[1] Ces "idées" ne sont pas arrivées toutes seules mais ont été produites
sciemment pour pénétrer l'adversaire que nous sommes par des officines US
(voir Jordi Vidal).
[2] "Les hommes au front, les femmes au travail".
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Paru dans Anarchosyndicalisme
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